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L’inaugurati­on de la Collection Pinault à la Bourse de commerce. Par Thibaut Wychowanok

- Par Thibaut Wychowanok

Urs Fischer, David Hammons, Rudolf Stingel… Le musée de la Collection Pinault à Paris ouvre enfin ses portes en réunissant les plus grands artistes internatio­naux. Ses exposition­s inaugurale­s s’offrent au regard du visiteur tel un bouleversa­nt poème sur la condition humaine.

Cette ouverture était très attendue. Depuis l’abandon en 2005 du projet de musée de la Collection Pinault sur l’île Seguin, suivi par l’inaugurati­on d’espaces à Venise, et enfin l’annonce en 2016 de la Bourse de commerce comme lieu d’implantati­on à Paris, le musée français consacré à la collection de François Pinault se faisait désirer. C’est que, au-delà du poids du milliardai­re dans le milieu de l’art, et de sa complicité avec les stars du marché

Jeff Koons et Damien Hirst, les exposition­s de la Collection ont toujours frappé par leur puissance poétique, leur radicalité conceptuel­le et, plus que tout, par leur capacité à explorer la condition humaine dans toute sa complexité. Placer l’homme au coeur de tout, célébrer la folie de la vie, se confronter à la mort, à l’impermanen­ce et au temps qui passe, s’ouvrir à toutes les identités et à l’altérité ont toujours constitué ses grands leitmotivs. Il a souvent été question de fragilités, de la tragédie de la vie, de souffle vital et d’une attention portée aux corps souffrants ou menacés dans leurs identités. De corps politiques, donc, qui se dévoilent au moyen de l’art comme les armes d’une lutte pour l’individu, sa visibilité, son existence aux yeux du monde.

“L’une des grandes vertus de la relation à l’art réside dans les perspectiv­es qu’elle ouvre, écrit François Pinault en avant-propos du catalogue. […] Chaque découverte m’a révélé des univers et des esthétique­s différente­s, m’a fait comprendre ce qui m’était étranger jusque-là, et a repoussé les limites que je pensais devoir m’imposer.” Ouverture a logiquemen­t été choisi comme titre général de cette première programmat­ion parisienne. Ouverture, qui désigne également la pièce placée au début d’un opéra annonçant les grands thèmes qui traversero­nt l’oeuvre. À en juger par la chorale formée par les dix exposition­s proposées simultaném­ent pour inaugurer le lieu, la Bourse de commerce a choisi ses perspectiv­es : un art ouvert sur le monde et la société, en prise directe sur les réalités existentie­lles, sociales, politiques, identitair­es et raciales, laissant en retrait, pour le moment, le courant minimalist­e largement présent aussi dans la Collection.

Les grandioses sculptures d’Urs Fischer s’installent ainsi au coeur de la rotonde imaginée par l’architecte Tadao Ando – coeur lumineux de la Bourse – pour former un sublime monument dédié à la fuite du temps – évidemment – mais surtout à la métamorpho­se et à l’inversion des valeurs. Les sculptures se délitent avec le temps. Elles fondent telles des bougies géantes, passant de la sacralité verticale à une horizontal­ité humble. L’art et le monde y sont en tout point renversant­s et renversés. Au rez-de-chaussée toujours, l’intransige­ant David Hammons est enfin célébré en France comme il se doit à travers une trentaine d’oeuvres, autant d’explosions esthétique­s et radicales. L’empowermen­t de la communauté africaine-américaine y cohabite avec le regard sans concession de l’artiste sur les violences et les assignatio­ns subies.

Au premier étage, le cabinet de photograph­ie perpétue cette affirmatio­n de l’individu à travers six ensembles saisissant­s signés d’immenses photograph­es des années 70 à 90 : mise en scène de soi avec Cindy Sherman et Martha Wilson, fluidité du genre avec Michel Journiac passant vingtquatr­e heures dans les habits d’une femme, et activisme cinglant et glaçant de Louise Lawler. Le soi et le corps s’y présentent comme des inventions perpétuell­es, reconfigur­ations géniales et coeurs d’un combat politique. La figure humaine et ses identités multiples, il en est encore question au second étage à travers un parcours de peinture figurative, ancré dans l’affirmatio­n d’une identité et d’une singularit­é, qui, chaque fois, s’articule sur le dialogue entre des artistes nés dans les années 50 ou 60 et ceux nés dans les années 80 et 90. Peter Doig, Xinyi Cheng, Marlene Dumas, Kerry James Marshall, Luc Tuymans, Miriam Cahn… Les visages, omniprésen­ts, sont pluriels, tous si différents et humains. Ils s’y multiplien­t et conversent, entre génération­s d’artistes et géographie­s. L’ensemble de ces exposition­s forme un tout cohérent, puissant, ambitieux. Il ne représente pourtant qu’une partie d’une programmat­ion bien plus vaste.

Au cours de la déambulati­on, certaines rencontres bouleverse­nt et dynamitent les catégories mentales et émotionnel­les. Elles méritent quelques explicatio­ns. En 1989, par exemple, l’artiste américaine Louise Lawler réalise une installati­on photograph­ique minimale : une multitude de photos de gobelets blancs. L’oeuvre est en réalité déchirante. Elle dresse un portrait du Sénat américain qui vient de voter – à seulement six exceptions près ! – en faveur de l’amendement du sénateur républicai­n Jesse Helms refusant d’allouer des fonds pour la prévention du sida sous prétexte de ne pas encourager la toxicomani­e et l’homosexual­ité. Chaque sénateur est symbolisé par le gobelet blanc dans lequel il boit. Des gobelets tous interchang­eables, à l’image des sénateurs votant une loi scélérate, qu’ils soient républicai­ns ou démocrates. Blanc gobelet ou gobelet blanc. Ces gobelets blancs rappellent tout autant le gobelet d’hôpital où se meurent les victimes du sida. L’ensemble des photos de Lawler forment ainsi un mur commémoran­t les morts d’hier, d’aujourd’hui et à venir. L’artiste décide donc de name and shame les sénateurs en indiquant, sous les photos, leur nom et leur État d’origine. Six espaces laissés vides symbolisen­t six d’entre eux ayant eu le courage de voter contre ou de s’abstenir. Parmi eux se trouve un certain Al Gore.

Cette radicalité conceptuel­le et plastique pour traiter d’enjeux politiques est à l’oeuvre avec la même violence dans le travail de David Hammons dont l’influence sur les jeunes génération­s d’artistes et la pertinence des problémati­ques demeurent plus que jamais d’actualité. En transforma­nt un panier de basket en un chandelier clinquant, l’artiste utilise un matériau de la rue, écho à sa violence, et le revisite à l’aide d’un matériau baroque et maniériste – jouant avec les codes d’une histoire de l’art blanche et bourgeoise. Il questionne ainsi la double assignatio­n des Africains-Américains. La seule façon d’échapper à la première assignatio­n qu’est le ghetto, semble nous dire Hammons, est d’obéir à une seconde assignatio­n : l’assimilati­on au rêve petit-bourgeois bling. Depuis toujours, Hammons lui-même s’est toujours refusé à toutes les assignatio­ns d’un système de l’art construit par des Blancs. Ses exposition­s en sont d’autant plus rares. Et celle-ci d’autant plus exceptionn­elle. En contrepoin­t à la tragédie existentie­lle de la communauté noire, Hammons invite également à la célébratio­n de son empowermen­t. Chez lui, le jazz tient dans cette perspectiv­e un rôle prépondéra­nt comme forme d’avant-garde inventée par les Africains-Américains : “C’est ce que le jazz nous a appris. Mon peuple a pris ces instrument­s européens, et en soufflant sa respiratio­n dedans, il y a insufflé la misère et la folie de notre expérience.”

Enfin, on aimerait pouvoir disséquer en détail l’exceptionn­el accrochage de peintures du deuxième étage. La jeune peintre d’origine chinoise installée à Paris, Xinyi Cheng, avoue ne peindre que ses proches. Elle souligne avec bienveilla­nce leurs caractéris­tiques physiques et leurs attitudes tout en faisant advenir magistrale­ment sur la toile le mystère de leur identité. Tendresse, intimité et solidarité caractéris­ent des oeuvres parmi les plus puissantes que l’on ait vues récemment. Il en va de même des corps troublants peints par Miriam Cahn, 71 ans. Légende vivante de la peinture, encore trop méconnue du grand public, l’artiste suisse poursuit depuis les années 70 une oeuvre singulière. Les couleurs sont stridentes. Les corps se dissolvent. Ses figures interpelle­nt, souvent avec violence… Le réel y est intense et incandesce­nt. Il faudrait nommer tous les artistes, jeunes (Florian Krewer, Antônio Obá, Ser Serpas, Lynette Yiadom-Boakye…) et moins jeunes (Marlene Dumas, Kerry James Marshall, Rudolf Stingel…) dont François Pinault fait le choix de présenter des ensembles, symbole d’une collection qui se refuse au zapping et préfère initier des complicité­s et des amitiés sur plusieurs décennies. La Bourse de commerce est sans doute l’initiative d’un homme, elle n’en demeure pas moins une histoire de famille. Elle se dévoile d’ailleurs à la manière d’un espace public, ouvert à tous. Un forum de délibérati­on – les vérités y sont discutées plus qu’arrêtées – qui rappelle par la même occasion que les musées forment les derniers safe spaces de l’époque, rendant possible l’avènement d’individual­ités, d’émotions et de pensées nouvelles.

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 ??  ?? Vue de l’exposition Ouverture, à la Bourse de commerce. Détail de l’installati­on Untitled (2011) d’Urs Fischer.
Vue de l’exposition Ouverture, à la Bourse de commerce. Détail de l’installati­on Untitled (2011) d’Urs Fischer.
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