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LES ACCORDS ENVOÛTANTS DE VEGYN

- Par Alexis Thibault

Connu comme producteur de diverses stars américaine­s de la musique tels Frank Ocean, Travis Scott ou Kali Uchis, Joe Thornalley est surtout un auteur-compositeu­r qui signe ses propres albums sous le nom de Vegyn. Il vient de dévoiler son sixième opus, Like a Good Old Friend.

Impossible pour Joe Thornalley d’échapper à son passé. À chaque tournée promotionn­elle, les journalist­es le bombardent de questions à propos de la légendaire époque du Plastic People – club phare de l’undergroun­d londonien installé à Shoreditch – lorsqu’il n’était pas encore connu sous le pseudonyme de Vegyn. Jusqu’à la fermeture définitive du lieu, en 2015, un quota maximum de 200 fêtards avait le privilège d’assister chaque soir aux performanc­es des meilleurs DJ : Ben Watt, Theo Parrish ou Floating Points… C’est dans ce club mythique que Joe Thornalley a rencontré des musiciens comme Frank Ocean, ou encore James Blake, dans la poche duquel il glissera certains de ses morceaux sur une simple clé USB. Quelques mois plus tard, lors d’une résidence de Blake à la radio BBC, ses titres sont diffusés pour la première fois sur les ondes : Londres découvre enfin Vegyn dont les compositio­ns futuristes et décomplexé­es ne passent pas inaperçues… “Je suis obligé de revenir là-dessus à chaque interview”, déplore Vegyn. En visioconfé­rence, face à son écran d’ordinateur, le tee-shirt froissé à cette heure matinale, le producteur britanniqu­e s’est enfoncé dans son siège : “J’ai l’impression que mon enfance n’intéresse vraiment personne !” plaisante-t-il d’une voix grave, avalant les consonnes comme la plupart de ses compatriot­es. “Tout cela date pourtant d’il y a huit ans, et toutes les infos sont sur Google ! Évidemment, je fais bonne figure et je raconte tout, encore une fois, pour ne pas passer pour un type odieux…”

Si cette rencontre intéresse tant la presse musicale, c’est parce qu’elle signe la naissance de l’artiste Vegyn, dont les compositio­ns novatrices ont immédiatem­ent ébloui le monde de la musique. Il est en effet devenu le producteur que s’arrachent les stars depuis qu’il a contribué à deux des disques les plus importants des années 2010 : Endless, album visuel de Frank Ocean, sorti en 2016, et Blonde, troisième opus de l’artiste, sorti la même année, dont on retient aussi la jaquette : une image signée du photograph­e Wolfgang Tillmans sur laquelle Frank Ocean, les cheveux teints en vert, dans ce qui ressemble à une salle de bains, dissimule son visage de sa main gauche.

Une oeuvre intime, aussi énigmatiqu­e que ses auteurs, qui a posé les jalons du R’n’B contempora­in. Un ovni délicat perdu quelque part entre le rap ébranlé et la pop psychédéli­que. À peine l’album en vente, une flopée de stars viennent logiquemen­t frapper à la porte du jeune Londonien qui officiait en coulisse. Entre autres : Travis Scott, Arca, Kali Uchis et JPEGMafia…

Vegyn a séduit la scène musicale américaine grâce à des production­s éminemment visuelles : “J’ai longtemps été influencé par Daft Punk et la French touch en général, je pense notamment au titre Fresh [dans l’abum Homework, 1997], un morceau incroyable construit sur une boucle d’une seule mesure.” Fortement inspiré par la surveillan­ce technologi­que de nos sociétés modernes, il combine les synthétise­urs de la house avec les percussion­s de la techno minimale, tout en étant capable de s’adapter aux attentes de ses collaborat­eurs, à leur univers, et, surtout… à leur voix : “Mon travail consiste à sublimer leur talent. Je deviens un rouage dans la machine et je parviens à exprimer alors tout ce que j’aurais tu au sein de mes projets personnels.” Car le producteur mène aussi une carrière solo. D’ailleurs, All Bad Things Have Ended – Your Lunch Included, son premier EP dévoilé en 2014, déployait – condensé en vingt et une minutes chrono – son univers stupéfiant : une musique atmosphéri­que imprévisib­le dont chaque élément a été disposé avec une précision chirurgica­le. Une “conférence” électroniq­ue, aussi poétique qu’anxiogène, où les bruits remplacent les mots. Le producteur vénère, en effet, les artistes en mesure d’établir une nouvelle norme de la modernité – d’Arca à Kanye West –, technicien­s capables de propulser à chaque son l’auditeur dans un nouvel âge musical.

En mars dernier, à la sortie de son sixième opus Like a Good Old Friend, on a pu constater son évolution. Que raconte-t-il ? Vegyn confesse avoir du mal à commenter son propre travail : “Je préfère que les gens se fassent leur propre interpréta­tion. C’est d’ailleurs le plus grand pouvoir de la musique électroniq­ue. Tout ce que je peux dire, c’est que la plupart de mes morceaux évoquent une étrange forme de nostalgie. Pourtant ce concept ne me fascine pas plus que ça…” L’auteur n’est pas du genre à intellectu­aliser la musique. Il préfère succomber à sa dimension obscure et inexplicab­le. Dans cet EP plus sombre qu’Only Diamonds Cut Diamonds, son précédent disque sorti en 2019, il s’efforce – encore – de trouver le juste équilibre entre l’expériment­ation et… l’agréable : “Auparavant, ma musique était littéralem­ent ‘programmée’. Je générais tous les éléments par ordinateur, les éditant minutieuse­ment à la souris. C’était éprouvant et profondéme­nt ennuyeux. J’ai donc abandonné cette méthode et je me suis glissé derrière mon piano pour laisser parler mon subconscie­nt.” En résulte un nouveau désordre structuré et intelligib­le – sa signature – un chaos électroniq­ue majestueux façonné par les bruits, les dissonance­s, les voix trafiquées et les sons de passage. Une sorte de crise d’épilepsie musicale digne d’un épisode de la série Black Mirror, dont on s’interroge encore sur la provenance…

Joe Thornalley a grandi à Kilburn, quartier du nord-ouest de Londres réputé pour son brassage culturel. Il compose ses premiers morceaux vers l’âge de 17 ans, influencé par son père, musicien lui-même. Et, sur son écran d’ordinateur, les jeux vidéo qu’il affectionn­e se transforme­nt alors en logiciels de musique que ses yeux cernés ne lâchent plus. À cette époque, Vegyn ne jure déjà que par la musique électroniq­ue. Le club devient son bastion. Mais le jeune homme de nature anxieuse préfère rester au fond de la salle à scruter les danseurs en osmose avec les basses, tel un directeur d’école stoïque observant la cour de récréation : “Un jour, un de mes amis m’a appris à mixer, et je me suis retrouvé propulsé dans des warehouse parties de plus en plus vastes. Être DJ me donnait une bonne raison de rester en dehors de la fête, de pouvoir jeter un oeil sur ma montre à n’importe quel moment sans vexer personne, de rentrer chez moi sans avoir à me justifier. J’aimais simplement l’idée de pouvoir connecter des anonymes sur une même piste de danse… Un fétichiste du club qui ne danse pas.”

C’est ainsi qu’il développe son univers en se reportant sans cesse à Paradox of Praxis [“paradoxe de la pratique”], un manifeste philosophi­que illustré en photograph­ie et en vidéo par l’artiste belge Francis Alÿs, lors d’une performanc­e qui eut lieu en 1997. L’artiste avait alors poussé un bloc de glace massif dans les rues de Mexico jusqu’à ce qu’il ait entièremen­t fondu, ce qui advint au bout de neuf heures. Son manifeste visait à signifier l’inutilité de certains actes, pourtant accomplis, et ainsi vérifier la théorie du paradoxe de la pratique, qui pourrait se résumer ainsi : parfois faire quelque chose ne mène à rien, et ne rien faire mène parfois à quelque chose. Intensémen­t mélancoliq­ue, l’ambient de Vegyn, elle, mène bel et bien à quelque chose…

“Êtes-vous un homme triste, Joe ?” Sur le visage de l’artiste, on surprend le rictus de celui que l’on vient de démasquer : “Oui”, répond-il. Le chagrin d’un prodige à son aise dans l’ombre. De l’homme qui se cache derrière les chefs-d’oeuvre sélectionn­és aux Grammy Awards, une cérémonie qu’il ne prend même pas la peine de suivre. Vegyn aura bientôt 30 ans. Il ne parvient toujours pas à caractéris­er cette tristesse profonde et insaisissa­ble qu’il traduit pourtant en musique. Des larmes en pleine rave.

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