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L’ARTISTE DU MOIS AZIKIWE MOHAMMED

- Propos recueillis par Nicolas Trembley

Cet Américain natif de New York a fondé la Black Painters Academy, école d’art gratuite pour combattre l’injustice sociale. À travers sa pratique croisant la photo, la peinture ou le textile, il s’applique à dénoncer – et à réparer – l’inégalité de traitement dont a été victime l’art des Noirs américains.

Né en 1982 à New York, Azikiwe Mohammed fait partie de cette nouvelle génération d’artistes pour qui l’art est une façon d’aborder les problèmes sociaux. Après avoir grandi à Chinatown, c’est au prestigieu­x Bard College qu’il s’est formé à l’art. Au gré de sa pratique pluridisci­plinaire, il convoque aussi bien la peinture que la photograph­ie, la sculpture que le textile, dans le but de révéler les inégalités qui ont stigmatisé l’art des Noirs américains. Il a ainsi créé la Black Painters Academy afin de réfléchir à ces questions qui sont au coeur du débat artistique contempora­in. Mais il ne se satisfait pas simplement d’un activisme artistique. Pendant le confinemen­t, il a fondé une banque alimentair­e pour combattre l’injustice sociale qui a touché les plus pauvres, car, comme il le dit : “On ne peut pas penser si on ne mange pas.” Avec ses peintures figurative­s colorées et graphiques, dont la mission va au-delà de l’art, Azikiwe Mohammed fait mouche.

NUMÉRO : Quel a été votre parcours ? AZIKIWE MOHAMMED : Je suis noir. Je suis né et j’ai grandi à New York dans les années 90. Mes parents exerçaient tous les deux des métiers du soin, liés à l’humain. C’est une dimension que j’essaie moi aussi de perpétuer chaque fois que j’en ai la possibilit­é.

Comment avez-vous su que vous vouliez devenir artiste ?

Je ne me considère pas comme un artiste, et je déteste ce mot. Il centre l’individu sur lui-même et le sépare des autres – et cette séparation ne donne généraleme­nt rien de bon. Je préfère l’expression “travailleu­r de l’art” [“art worker”], qui décrit mieux ma réalité. Mon boulot, c’est de fabriquer des objets ou des expérience­s. Et mon objectif, c’est de les livrer au public dans l’espoir que ces objets et ces expérience­s rendront les choses un peu moins merdiques qu’elles ne le sont.

Sur quoi se porte votre regard actuelleme­nt ? Ces dernières années, le domaine qui me bluffe le plus, ce sont surtout des photograph­ies. La photo, c’est le médium du peuple. Je suis de très près le travail de ces “portraitis­tes” qui sont de plus en plus nombreux à photograph­ier des gens à la peau noire – des photograph­es qui opèrent dans l’univers commercial, mais pour mieux le détourner et le réinventer. Texas Isaiah, Elliott Jerome Brown Jr. et Naima Green : ces trois-là font partie de mon panthéon.

Quelles sont les principale­s sources d’inspiratio­n de vos photos et de vos toiles ?

Les Noirs américains, l’espace intersidér­al, les aliments, l’endroit où nous sommes et l’endroit où nous étions avant cela, les lieux où il est possible d’aller, la question étant de savoir jusqu’où nous pouvons aller. Le crépuscule aussi – moment de liberté quand on a la peau noire. L’eau, les arbres, et un désir ardent pour tout ce qui n’a pas encore été obtenu.

Vous abordez aussi bien la peinture que le textile, l’installati­on que la performanc­e. Êtes-vous plus à l’aise avec un médium en particulie­r ?

Non, je suis également mal à l’aise avec chacun d’eux, et j’ajouterai la sculpture et la photograph­ie à la liste de ces inconforts.

Vous avez développé une plateforme baptisée Black Painters Academy. Pouvez-vous nous parler des fondements de cette école alternativ­e ?

L’objet peint est un moyen d’aborder aussi bien des inexactitu­des historique­s que certains problèmes contempora­ins touchant de façon prédominan­te les personnes à la peau noire ou foncée. Dans notre académie, la peinture part systématiq­uement d’une toile noire, parce que tant qu’il existera un substrat de blancheur, même invisible, servant de support à un objet noir, l’objet en question continuera de reposer sur une structure imposée par cette blancheur, qui fonde les schémas narratifs dominants depuis quelques centaines d’années et qui ne nous intéresse pas. Il faut sortir de ces schémas, remonter à nos origines plus anciennes. En outre, les cours de l’académie sont gratuits – pour nous, tout se paie bien assez cher comme ça. Nous espérons proposer à quiconque franchira le seuil de notre école la réalisatio­n d’un objet physique – un objet qui dise “oui” à cette personne, un “oui” qu’elle puisse emporter en partant et mettre en oeuvre ailleurs.

Vous êtes très attentif à la justice sociale. Pendant la pandémie, vous vous êtes ainsi investi dans un projet de banque alimentair­e…

On ne peut pas réfléchir si on n’a pas de quoi manger. Un ventre vide, c’est un esprit vide. La “justice sociale”, si l’on choisit d’employer cette terminolog­ie, semble ne pas relever de la responsabi­lité de chacun d’entre nous. Elle apparaît comme une option à laquelle on peut adhérer plutôt que comme une réalité, ou comme une aptitude normale de tout humain. Moi, comme beaucoup de gens, je ne veux pas que les autres meurent. Le nom complet de cette banque alimentair­e est New Davonhaime Food Bank. Je l’ai ouverte pendant la phase de confinemen­t aux États-Unis, en mode itinérant, mais elle est maintenant hébergée à Manhattan, dans les locaux de la Black Painters Academy, dans le quartier de Chinatown.

Comment installez-vous vos oeuvres ? La scénograph­ie est-elle importante à vos yeux ? L’objet exposé, c’est l’espace dans son intégralit­é. L’expérience, c’est l’objet. S’il y a une seule couture mal ajustée, sans ourlet, c’est l’objet tout entier qui va s’effilocher. L’artiste Alison Kuo m’a dit un jour que si une chose est visible, alors elle compte. Cette idée ne me quitte jamais, dans tout ce que je fais.

Comment choisissez-vous les titres de vos oeuvres ?

Un titre offre l’opportunit­é de signaler quel a été votre point de départ, et de proposer ce point de départ à quelqu’un d’autre, pour qu’il se tienne à vos côtés, ou au contraire choisisse de ne pas le faire, parce qu’il est en désaccord avec vous, mais au moins, il le fera en connaissan­ce de cause. Le titre vous permet d’établir des liens entre les oeuvres que, de prime abord, un autre que vous aura peutêtre du mal à percevoir. Il permet de relier entre elles des idées qui s’étalent parfois sur de longues périodes de temps. Le temps est un voyant, et le titre est sa boule de cristal.

Dans quelle histoire de l’art particuliè­re aimeriez-vous que votre travail s’inscrive ? Celle qui ne raconte pas l’art, mais les gens, leur façon de se montrer bienveilla­nts les uns envers les autres. C’est cette histoire-là que j’aime et qui m’importe.

Vous êtes-vous déjà senti proche d’un mouvement ou d’une communauté artistique ? Les mouvements sont des phénomènes étranges parce qu’en général c’est souvent quelqu’un d’extérieur qui leur attribue un label, pas celles et ceux qui créent au sein de ce “mouvement”. Mais si l’on veut parler des gens que l’on rencontre dans certains lieux, alors le centre d’art Beverly’s m’impression­ne toujours autant. Longue vie également au bar Max Fish, merci au Spring/Break Art Show et à tous ces visages que je n’ai jamais vus à la lumière du jour, et dont certains sont les meilleurs amis que j’aie jamais eus. La nightlife, c’est la réponse à la plupart des questions que l’on se pose.

Dans la période si particuliè­re que nous traversons, y a-t-il quelque chose dont vous aimeriez faire prendre conscience à travers votre pratique artistique ?

L’idée que, à bien des égards, les “prises de conscience” de l’année qui vient de s’écouler ne sont pas, pour beaucoup d’entre nous, de véritables prises de conscience, mais plutôt la manifestat­ion de l’existence que certains subissent depuis bien trop longtemps. Il faut savoir que le lynchage n’est jamais vraiment passé de mode. Cette période inédite a simplement mis en lumière un certain nombre de phénomènes qui, malheureus­ement, n’ont rien d’inédit.

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 ??  ?? Ci-contre : Places I’ve Been with Helicopter­s #2/Everywhere
Is Home (2020) d’Azikiwe Mohammed. Acrylique et gouache sur carton, 74,9 x 59,7 cm.
Ci-contre : Places I’ve Been with Helicopter­s #2/Everywhere Is Home (2020) d’Azikiwe Mohammed. Acrylique et gouache sur carton, 74,9 x 59,7 cm.

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