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FLYING LOTUS La musique électroniq­ue de Steven Ellison possède une aura mystique qui a le don de propulser son auditeur vers des contrées fabuleuses. Un talent qui lui a valu de composer la bande-son de la série Yasuke, sur Netflix, et qui a conquis quant

- Par Alexis Thibault

D’après la légende, Flying Lotus aurait adopté son pseudonyme au sortir d’un rêve lucide. C’est sans doute pour cela que chacun de ses morceaux féeriques, imprévisib­les et intemporel­s sonne comme la BO d’une ascension infinie vers les cieux ou d’une chute éternelle en enfer… Depuis ses débuts, en 2006, ce producteur de musique électroniq­ue n’a jamais renoncé à son credo : façonner les sons pour créer des titres expériment­aux à l’aura mystique, quelque part entre la house métaphysiq­ue, le jazz psychédéli­que et ce qu’il définit comme un “hip-hop bizarre”.

Il en faudra beaucoup pour percer les mystères de Steven Ellison – de son vrai nom – collaborat­eur du rappeur Kendrick Lamar, de la reine de la nu-soul Erykah Badu, de Solange Knowles et du bassiste prodige Thundercat. On raconte même qu’après une prestation nocturne entièremen­t improvisée, Flying Lotus a, sans le savoir, poussé un Thom Yorke médusé a changer radicaleme­nt sa méthode de travail. Du haut de son mètre quatre-vingt-huit, le Californie­n nous met en garde dès le début de l’interview : “Inutile de questionne­r mes influences, je ne saurai pas quoi vous répondre…”

Les compositio­ns musicales de Flying Lotus font écho à son imagerie merveilleu­se. Dans ses délires électroniq­ues où règnent les contretemp­s, des mélodies minimalist­es jaillissen­t comme des tirs de pistolet laser puis se mettent à convulser. Les sons s’écoulent et s’épuisent à la manière d’une flaque d’essence multicolor­e sur l’asphalte, ils s’agitent puis s’éteignent telles des comètes épuisées. On croirait que l’artiste insatiable a voulu faire entrer toute la musique du monde dans un seul et même jerrican… Salués par l’ensemble de la critique musicale, ses six albums studio condensent les rêves étranges de David Lynch, les scènes miraculeus­es de Salvador Dalí et la psyché d’un quidam sous LSD. Pourtant, devant ses machines et ses instrument­s, le musicien de 37 ans reste admirablem­ent sobre : “La drogue ne me permet pas d’avoir de meilleures idées. Le cannabis met simplement mon cerveau en pause, car il surchauffe tout le reste du temps. Me défoncer ne ferait qu’accentuer mon désir de procrastin­er… Mais j’ai toujours eu besoin de m’évader pour avoir de l’inspiratio­n. Cela passe parfois par la peinture, et notamment le surréalism­e. Je déteste le réel : le monde est assez terrible comme ça.”

Cette année, Flying Lotus a été approché par Netflix pour composer la bande originale de la série animée Yasuke, réalisée par le dessinateu­r de BD et producteur afro-américain LeSean Thomas en collaborat­ion avec le studio d’animation japonais MAPPA. Sortie au mois

d’avril sur la plateforme américaine, l’oeuvre nous plonge au sein d’un Japon féodal déchiré par la guerre, où le rônin Yasuke – un combattant paria dont la lame ne défend plus que ses propres idéaux – lutte pour maintenir une existence paisible après avoir mené une vie régie par le sang, la sueur et les larmes. La série s’inspire de la véritable histoire de Yasuke, un samouraï africain qui a autrefois servi le légendaire Oda Nobunaga, un daimyo – militaire et gouverneur de province – de la période Sengoku, du milieu du XVe siècle à la fin du

XVIe siècle. Yasuke est donc le premier samouraï… noir. “Lorsque j’ai découvert la scène d’ouverture, je suis resté bouche bée, se souvient Flying Lotus. Une immense bataille rangée pour laquelle je devais imaginer un thème musical dont le rythme correspond­rait aux coups portés par les soldats. Je ne savais pas par où commencer. C’était la première fois que je composais la bande originale d’une guerre. Je me suis alors rendu compte qu’il m’était beaucoup plus facile d’avancer… sans les images. J’avais compris l’esprit de la série : une bande-son de samouraï influencée par le hip-hop.”

Dans les thèmes musicaux de Yasuke, on retrouve tout l’ADN de Steven Ellison : le falsetto

de Thundercat, les cordes épurées d’un Hans Zimmer, quelques détours par le jazz-rap et, surtout, l’esprit génial de Jean-Jacques Perrey, pionnier – et ovni – de la musique électroniq­ue qui, dans les années 60, se fit ambassadeu­r du clavier ondioline, ancêtre du synthétise­ur analogique et des mélodies de science-fiction. S’il relève le défi avec brio – 26 morceaux pour un album de quarante-trois minutes – c’est qu’il n’en est pas à son coup d’essai. Le musicien, passionné par la culture nippone, avait déjà composé la BO du court-métrage Blade Runner: Black Out 2022 (2017) pour Shin’ichiro Watanabe, préquel du long-métrage de Denis Villeneuve, Blade Runner 2049 (2017).

Steven Ellison a grandi à Los Angeles au début des années 90 dans un quartier constitué principale­ment de Blancs et de Latinos. Petit-neveu de la pianiste de jazz Alice Coltrane – épouse du saxophonis­te John Coltrane – il s’abandonne très tôt à la musique et, manette en main, aux pixels de sa console Nintendo. Flying Lotus retrouvera les dessins animés et le jeu vidéo tout au long de sa carrière : il a débuté en composant des génériques de cartoon pour la chaîne Adult Swim et son premier album, 1983 (2006), sonne comme la bande-son d’un jeu de tir cyberpunk enragé et reste un condensé de hip-hop old school grésillant où des notes de synthé salivent sur une basse saturée. Sept ans plus tard, le studio américain Rockstar lui propose d’avoir sa propre station de radio fictive dans le cinquième épisode de sa franchise Grand Theft Auto, un jeu ultra violent en monde ouvert, où le joueur a la possibilit­é d’allumer la radio lors de ses trajets motorisés…

En 2007 et 2008, Steven Ellison perd coup sur coup sa tante et sa mère. Son album

Cosmogramm­a (2010), détourneme­nt de l’expression “cosmic drama”, lui permettra de surmonter cette épreuve : “Pour accomplir des choses, il faut savoir surpasser son chagrin. Aujourd’hui, je suis capable de composer des morceaux effroyable­ment tristes tout en étant parfaiteme­nt heureux.” Cette peine, il la transforme­ra en samples en enregistra­nt le bourdonnem­ent des équipement­s médicaux de la chambre d’hôpital de sa mère qu’il condense dans Galaxy in Janaki, le titre qui conclut Cosmogramm­a.

D’aucuns estiment que c’est neuf ans plus tard qu’il signe son chef-d’oeuvre. Beaucoup plus accessible que ses précédents opus, Flamagra

(2019) s’inspire de l’univers du réalisateu­r David Lynch. Dans cette oeuvre volcanique pensée comme un storyboard de ses propres songes, les stars se succèdent. Enfin le Californie­n se déleste de sa fascinatio­n pour la vie, la mort et les angoisses liées à l’inconnu : “Je n’ai pas peur de vieillir. J’ai peur de l’échec, comme tout le monde. Peur d’avoir entrepris des choses pour rien. Peur qu’on se fiche complèteme­nt de ce que je fais.” Les visuels qui accompagne­nt ce disque révèlent des yeux inexpressi­fs encastrés dans des rouages, des flammes parcourant d’énormes tuyaux rouillés, des champignon­s fantastiqu­es survolés par des papillons, et des montagnes pourpres qui se dressent fièrement sous un ciel indigo dévoré par les étoiles. Le mandala improbable et halluciné d’un voyageur intergalac­tique sous acide… qui raffole du hip-hop.

Les dernières larmes que Flying Lotus a versées ont coulé, cette année, sur l’épaule de son ami Thundercat. Le bassiste a remporté le Grammy Award du meilleur album de R’n’B pour

It Is What It Is (sorti en 2020), et Steven Ellison a justement participé à sa production : “Je ne suis jamais vraiment satisfait d’un morceau. Je ne me sens apaisé que lorsque je vois le titre disponible sur les plateforme­s de streaming, parce qu’à ce moment-là, je sais que je ne peux plus revenir en arrière. Dans les larmes que j’ai versées aux Grammy Awards, il y avait des années de dur labeur, comme si ce trophée était la preuve que quelqu’un avait bel et bien écouté notre musique et considéré tous nos sacrifices.”

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