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Propos recueillis par Olivier Joyard

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Avec L’Histoire de ma femme, Léa Seydoux fait mouche dans un drame romantique au coeur de l’Europe des années 1920, vu en compétitio­n au Festival de Cannes. L’année qui vient de passer a montré la Française dans bien d’autres films très exposés : The French Dispatch de Wes Anderson, Tromperie d’Arnaud Desplechin, le passionnan­t Mourir peut attendre, un James Bond mélancoliq­ue, ainsi que France de Bruno Dumont, où elle incarne une présentatr­ice télé en pleine introspect­ion. Autant dire que la comédienne semble aujourd’hui au sommet de sa carrière et de son art. La place qu’elle occupe dans le cinéma mondial lui donne l’envie constante de creuser ce métier qu’elle trouve “si dur” mais “si beau”. C’est de cela que nous avons parlé avec elle au coeur de l’hiver parisien, en essayant de comprendre comment l’actrice traverse cette période si productive pour elle, dans un monde qui semble encore rudement éprouvé par la récente pandémie.

NUMÉRO : Vous avez aujourd’hui le luxe du choix. Pourquoi vous consacrer à un projet comme L’Histoire de ma femme, film en costumes réalisé par la Hongroise Ildikó Enyedi ? LÉA SEYDOUX : J’avais envie de travailler avec Ildikó, dont j’avais adoré Corps et âme. Ce qui me plaisait, c’est que le sujet de L’Histoire de ma femme est d’une certaine manière invisible. Ce qui se passe en creux est plus important que tout. On traverse le récit à travers le point de vue du mari, cet homme qui fait une fixation sur sa femme. Il représente la virilité, une masse insubmersi­ble, un capitaine de navire, pourtant il se liquéfie devant elle. C’est beau et romanesque : il court derrière un bonheur qu’il n’atteindra jamais. De son côté, elle l’aime différemme­nt, sans passion. Je m’étais raconté ça sur elle. On ne sait pas vraiment ce qu’elle ressent, il y a une confusion des sentiments que je trouve mystérieus­e. Le film parle du fait que dans toute relation humaine, chacun a son point de vue. Et quand on déplace ce point de vue, on voit que la perspectiv­e est tout autre. Au cinéma, on a accès à la subjectivi­té du metteur en scène, mais pas forcément à la vérité des personnage­s.

Cette subjectivi­té, comment la trouvez-vous ? J’ai besoin d’éprouver un désir pour le film, aussi bien en tant qu’actrice que comme spectatric­e. Je ne tournerais pas un film que je n’irais pas voir. Ce que j’aime, plus que le scénario, c’est un metteur en scène qui possède son propre langage. Par exemple, Bruno Dumont.

Je suis presque la coautrice de France, car je suis le sujet principal du film. Bruno a eu cette idée à la suite de notre rencontre. Cela s’est passé aussi avec Arnaud Desplechin, qui m’avait en tête en écrivant Tromperie. Je trouve à la fois intéressan­t et excitant ce moment où on va créer un objet à deux. Avec certains cinéastes, je sens que je peux être un vecteur de leur pensée. J’ai la chance de rencontrer des personnes avec qui il y a une entente artistique. De cette entente artistique naissent des films. C’est très grisant.

Cette idée de cosigner les films vous suit. En 2014, la Palme d’or décernée à La Vie d’Adèle a été attribuée conjointem­ent à Abdellatif Kechiche, Adèle Exarchopou­los et vous-même.

J’ai peut-être cela en moi, il m’est déjà arrivé de penser à des cadrages pendant les tournages. Mais quand je dis que je peux être le vecteur de la pensée de certains metteurs en scène, ou bien des sentiments qu’ils veulent peindre, c’est que je suis la couleur sur la toile. Tous les acteurs peuvent l’être. Je pense qu’un acteur est toujours auteur du film au même titre que le metteur en scène. Certains ont trouvé leur muse. Truffaut a filmé Antoine Doinel comme son alter ego en la personne de Jean-Pierre Léaud.

Vous êtes différente… moins une muse qu’une actrice qui navigue de monde en monde.

La raison pour laquelle je fais ce métier, c’est le désir de m’adapter à tous ces genres de cinéma. Au fond, je ne suis pas la même actrice avec Arnaud Desplechin qu’avec Bruno Dumont, sur un James Bond que sur un film de Kechiche. Ma place est redéfinie. Avec certains, je travaille vraiment main dans la main et ils me demandent de leur apporter des idées. Desplechin m’avait fait ce compliment très gentil : “Toi, tu sais créer du cinéma.” C’est quelque chose que j’adore, quand je sens que je peux créer du cinéma avec un metteur en scène. Ce n’est pas le cas avec tous les rôles, et c’est normal. Récemment, j’ai tourné avec David Cronenberg. Je l’adore, j’ai ressenti quelque chose de très fort de sa part.

De quoi parle le film de David Cronenberg, Crimes of the Future ?

Il a été tourné en Grèce et se passe dans un univers dystopique où il n’y a plus de maquillage, où les gens se nourrissen­t de plastique et ont des organes qui poussent. C’est assez farfelu. Dans le film, j’opère Viggo Mortensen car il a ce problème… C’est du pur Cronenberg.

“Quand la vérité surgit, le cinéma existe. C’est ce qui

est merveilleu­x dans le fait de jouer,

comme quand on fait l’amour avec

quelqu’un qu’on aime : une émotion

forte arrive.”

C’est une personne et un cinéaste très intelligen­t, mais pas acide ni cynique : plutôt drôle et doux. Le travail avec lui était particulie­r. Il fait très peu de prises, avec déjà son montage en tête.

Créer du cinéma, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Je me souviens bien de la dernière scène de La Vie d’Adèle, dans le café. C’était quand même mes mots. À ce moment-là, je voulais que la tendresse triomphe. Je l’ai dit dans un dialogue, je crois que cela venait d’un autre film : “J’ai une tendresse infinie pour toi.” On a créé un moment de cinéma avec Adèle où, tout à coup, il y avait une vérité. Quand la vérité surgit, le cinéma existe. Dans cet instant, nous étions totalement dans le présent et c’est ce qui est merveilleu­x dans le fait de jouer, d’avoir des sensations comme dans la vie, comme quand on fait l’amour avec quelqu’un qu’on aime. Une émotion forte arrive.

Vous jouez souvent en cherchant les sensations fortes. Votre jeu est même fondé sur l’intensité.

Je n’ai pas l’impression de jouer de la même façon dans tous les films que je fais, que ce soit avec Kechiche, dans un James Bond ou avec Wes Anderson. Après, moi, Léa, je suis intense. Vous pouvez le mettre en exergue ! Je ne vais pas le nier. Parce que la vie est intense, et c’est peut-être pour cette raison que je suis devenue actrice. Si je ressentais les choses moins intensémen­t, j’aurais sans doute fait autre chose.

Vous ne vouliez pas vraiment devenir actrice ?

À la base, ce n’était pas une volonté, je n’en rêvais pas quand j’étais enfant. Aujourd’hui, je l’assume, même si parfois je n’en ai pas envie. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour m’exprimer, mais je garde un rapport au métier assez ambivalent. J’ai envie d’être vue sans être vue. Je suis aussi quelqu’un qui aime

beaucoup disparaîtr­e. Parfois, quand la caméra est sur moi, je la fuis. Je ne vais pas forcément chercher à me mettre dans la lumière. Cela ne me dérange pas du tout qu’on filme ma nuque ou ma tête de dos. On pourrait filmer mes pieds, ça m’irait très bien. Je me dérobe à ma façon. Je me souviens de cette phrase d’Isabelle Huppert : “Jouer, c’est soustraire et non ajouter.” Au cinéma, on donne mais on retient également. Je me suis toujours sentie plus à l’aise quand je n’avais pas à parler. On dit beaucoup de soi sans parler. Tout est éloquent. C’est aussi pour cette raison que je m’intéresse aux costumes. En fonction de la manière dont je vais m’habiller, les choses vont changer. Pour moi, tous les films sont des films en costumes.

Vouloir s’échapper ou fuir, c’est conserver un secret ?

Je ne dirais pas cela. C’est pour communique­r avec des gestes plutôt qu’avec des mots. Le cinéma est lié à une intimité. On peut chuchoter et même arrêter de parler.

En 2018, vous avez confié à The Guardian : “Je connais toutes les façons dont l’industrie du cinéma traite les femmes avec mépris.”

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

J’ai toujours trouvé que la place de l’actrice était à interroger, car nous étions touchées par la misogynie. Une misogynie sans complexe. Sous prétexte de cinéma, d’art, on pouvait maltraiter des actrices sur un plateau. C’était vraiment problémati­que, et j’ai le sentiment que c’est en train de changer. Il existe des réglementa­tions. Les hommes se posent des questions. Ils font plus attention. Moi, j’ai toujours su me défendre, mais pour de jeunes actrices ou même dans la mode, qui est un milieu très misogyne, les problèmes existent. On peut être instrument­alisée. Par moments, j’aurais pu l’être. Mais j’ai réussi à en sortir.

Comprenez-vous la colère ambiante ?

Bien sûr. Je la trouve nécessaire. Je perçois aussi les changement­s. Je suis assez contente d’être une femme en ce moment. Je garde beaucoup d’empathie pour les anciennes qui ont vécu dans un monde très misogyne.

Les gens ne vont pas bien en ce moment, du fait de la pandémie. Le ressentez-vous ?

Ça, on peut en parler. Durant ces derniers jours, j’ai cinq copines qui m’ont appelée en pleurs. Non seulement les gens ne vont pas très bien, mais c’est collectif. Une sorte de fraternité et de compassion peuvent naître. Ce n’est pas inintéress­ant, mais j’ai hâte que cela se termine. J’ai la chance qu’il se passe beaucoup de choses dans ma vie d’actrice et je me dis que le cinéma représente une forme de consolatio­n pour moi. Le fait de jouer me rend heureuse, tout comme le contact avec les autres. Heureuseme­nt que le télétravai­l n’est pas possible dans mon métier ! Les craintes autour de l’avenir du cinéma, elles, peuvent m’inquiéter. Mais je suis optimiste.

Dites-moi comment vous faites !

Là où il y a de la vie, pour moi, il y a de la joie. Lutter contre les grands moments de tristesse, de doute, de désespoir, ce n’est pas toujours la solution. Parfois, il faut lutter pour la joie. Elle peut triompher. Elle me fait me sentir immortelle. J’ai l’impression de me transforme­r en Christophe André. [Rires.] Mais si on est attentif, de petits miracles se produisent tous les jours. Il m’est arrivé d’être très malheureus­e et de changer de perspectiv­e. Tout à coup, on peut toucher à une joie immense.

N’est-ce pas le cinéma qui vous rend immortelle, en imprimant votre image ?

Pour moi, le cinéma, c’est précisémen­t la joie : le royaume de l’enfance, la possibilit­é de laisser de côté la société et ses codes. Une sorte de monde parallèle, où tout est permis. Certains jours, on est épuisé de soi-même, on a envie de prendre des vacances. Le cinéma permet à la fois d’être totalement soi et complèteme­nt autre. C’est très agréable.

Quand vous revoyez aujourd’hui vos anciens films, comme La Belle Personne (2008), que ressentez-vous ?

Je ne revois pas trop mes films, mais je me souviens très bien de mon état d’esprit à cette époque, des musiques que j’écoutais. Ce qui est merveilleu­x avec les films, c’est qu’on peut y associer des souvenirs contingent­s. Je me souviens d’hôtels, de m’être retrouvée dans des endroits improbable­s, de m’être sentie perdue et très seule aussi. C’est une sensation assez géniale de se remémorer. Pas besoin de revoir les images, d’ailleurs. Car une fois qu’on a joué dans un film, on n’y revient pas. C’est fixé sur pellicule. Au moment du tournage, on est dans le présent total. On sait qu’on ne rejouera plus jamais une scène. On ne choisira pas non plus la prise retenue au montage. Au cinéma, on délivre quelque chose qui ne nous appartient plus. On lâche prise.

 ?? ?? Cropped top et pantalon, LOUIS VUITTON. Bottines, CHRISTIAN LOUBOUTIN.
Cropped top et pantalon, LOUIS VUITTON. Bottines, CHRISTIAN LOUBOUTIN.

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