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Propos recueillis par Delphine Roche

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NUMÉRO : Vos débuts chez Schiaparel­li ont été marqués par la pandémie [Daniel Roseberry avait notamment dû renoncer à présenter son deuxième défilé couture]. Aujourd’hui, avezvous pu pleinement trouver vos marques et votre méthode de travail ?

DANIEL ROSEBERRY : Oui, je ressens une grande joie de pouvoir présenter des défilés “physiques”, de pouvoir me connecter au public. Chaque saison est comme une nouvelle brique ajoutée aux fondations de l’édifice que j’essaie de construire chez Schiaparel­li. Plus on travaille, plus on gagne en confiance, et je sens que notre langage commence à être réellement très clair, et bien compris. Je prends donc beaucoup de plaisir à concevoir les collection­s et j’espère que cela se ressent dans les pièces elles-mêmes.

Vous aimez la théâtralit­é, mais aussi les pièces que les femmes peuvent porter au quotidien. Avez-vous trouvé le juste équilibre entre ces deux tendances ?

Je pense que c’est l’oeuvre d’une vie entière. Chercher cet équilibre entre l’élément purement émotionnel ou le fantastiqu­e, d’une part, et le super réel d’autre part – avec des vêtements qui sont au service de la personne qui les porte – est réellement passionnan­t. Et je sais que les collection­s pencheront toujours d’un côté de la balance, mais c’est ce dialogue qui m’intéresse. Pour moi, chaque défilé est un pas dans la bonne direction. Ce qui m’excite, c’est que les gens se sont vraiment connectés à la collection et à l’expérience que proposait le défilé. Je veux que le public puisse revenir la saison prochaine en se disant : “J’ai hâte de voir ce qu’on va me proposer cette fois-ci.”

Vous avez intitulé cette collection Une ère de discipline. Elle avait pour base des robes noires presque simples et des embellisse­ments très spectacula­ires et sculpturau­x. Quelle était votre idée directrice ?

Au début de la saison, les premières pièces que j’ai dessinées étaient toutes noires. Je l’ai accepté, et j’ai éprouvé un soulagemen­t de ne pas avoir à penser aux couleurs. Nous étions alors en novembre et décembre 2021, et le monde traversait un moment d’intense inquiétude due au rebond de la pandémie. Il était alors impossible de prédire l’avenir, même proche. Chaque semaine, tout pouvait basculer. J’ai donc préféré laisser de côté les couleurs pour me focaliser sur l’expériment­ation et sur la silhouette. C’était ce que mon intuition me disait de faire.

Vous dites souvent que Schiaparel­li existe sur sa propre planète, était-ce l’inspiratio­n du

thème cosmique de ce défilé ?

Oui, j’éprouve des difficulté­s à me connecter à notre réalité présente, et aussi à la réalité de notre industrie. Pour moi, c’était donc une façon de m’en déconnecte­r. Je pense vraiment que Schiaparel­li doit être son propre monde et posséder son propre langage. La maison me fait l’effet d’une bulle protectric­e.

L’utilisatio­n du métal doré est d’ores et déjà devenue une signature de la maison. Vous l’avez développée à travers des bijoux très reconnaiss­ables, à travers des bustiers moulés sur des corps… Quelle importance avez-vous voulu lui donner cette saison ?

Je voulais poursuivre cette exploratio­n, mais, cette fois, sans utiliser les moulages de corps, qui sont souvent décrits comme les pièces d’une armure. Ce n’est pas de cette façon que je les vois, mais il est vrai que si ces pièces sont visuelleme­nt très fortes, elles contraigne­nt le corps, elles ne bougent pas avec lui. Je souhaitais donc m’exprimer à travers le métal et l’or sans pour autant tomber dans quelque chose d’extrême. ll fallait qu’on ressente l’aisance des mannequins, pour que le public puisse vraiment se laisser entraîner dans l’expérience du défilé. Nous avons donc raccourci les talons pour faciliter la marche, et également la longueur des vêtements pour qu’aucun mannequin ne trébuche. Je voulais vraiment parvenir à une collection effortless, facile à vivre.

La robe cage, tout en cuir recouvert d’or, est une véritable pièce sculptural­e. Elsa Schiaparel­li était bien sûr connue pour ses collaborat­ions avec des artistes de son époque, tandis que vous semblez préférer intégrer des procédés artistique­s dans vos propres pièces.

Exactement. Une des grandes joies que recèle le fait de travailler pour la maison est justement ce positionne­ment à l’extrême limite de la mode. Nous pouvons facilement sauter le pas et entrer dans un domaine qui est davantage celui de la sculpture et des beaux-arts, car nos clientes soutiennen­t cette démarche. Beaucoup d’entre elles achètent les pièces de défilés pour les collection­ner, comme des objets d’art. Je pense que Schiaparel­li est la seule maison qui puisse tenir ce positionne­ment.

Vous avez d’ailleurs développé votre propre nuance d’or, comme un peintre développe ses propres couleurs.

Oui, j’ai été très précis à ce sujet. Je voulais que l’or donne l’impression d’être ancien. Nous avons donc développé notre propre bain galvanique pour avoir notre propre couleur d’or, qui est utilisée aussi sur le prêt-à-porter.

Ce défilé printemps-été 2022, inspiré par l’astronomie, élaborait une imagerie rappelant le space age des années 60 et les visions cosmiques des années 70…

Absolument, en le voyant, on peut vraiment penser aux sixties, à Pierre Cardin. Cette inspiratio­n est venue nuancer les silhouette­s que j’avais dessinées, qui me semblaient presque trop américaine­s, trop proches de la sensibilit­é sportswear américaine des années 40. L’équilibre entre les deux était donc vraiment intéressan­t : nous avons par exemple combiné un anneau de Saturne spectacula­ire avec un simple pantalon noir parfaiteme­nt coupé. Et c’est ce type d’associatio­n qui a empêché la collection de basculer dans le domaine du costume. Le bustier à seins coniques, par exemple, devait originelle­ment être porté avec une jupe de bal volumineus­e, mais finalement je me suis dit que je ne voulais plus de ces jupes dans cette collection. Donc je les ai toutes supprimées. À présent, ce bustier est associé à une jupe crayon noire.

La haute couture vous offre-t-elle un espace pour trouver votre propre voie, par rapport au prêt-à-porter qui est aujourd’hui de plus en plus soumis à des contrainte­s commercial­es ?

Les deux domaines sont si différents qu’ils ne sont même pas comparable­s. Je suis tombé amoureux de la haute couture, alors que le prêtà-porter est plutôt une machine implacable : on doit faire les essayages trois semaines après avoir lancé la collection. Le timing n’a rien à voir. La haute couture est tellement plus personnell­e et humaine. Elle repose sur l’investisse­ment de chacun et chaque pièce reflète la personnali­té de la personne qui l’a confection­née, car chacune possède sa propre main et interprète les dessins de manière différente.

L’expériment­ation technique fait partie intégrante de votre processus de travail. Cette fois, par exemple, vous avez développé une technique de moulage de cuir recouvert d’or pour votre robe-cage sculptural­e et spectacula­ire. Appréciez-vous cet aspect presque scientifiq­ue de la haute couture ?

En effet, cela me plaît énormément. Je ne suis pas du tout un scientifiq­ue, mais je pense que nous devons chaque saison nous aventurer au-delà des techniques traditionn­elles de la haute couture, parce qu’il s’agit de Schiaparel­li, et qu’Elsa Schiaparel­li le faisait. Si nous développon­s ne serait-ce qu’une seule nouvelle technique chaque saison, qui soit vraiment intéressan­te, cela me suffit. Car parallèlem­ent, nos broderies, par exemple, sont très classiques. Si tout était trop expériment­al, la collection ressembler­ait à un défilé d’étudiant en école de mode. Donc il faut aussi s’ancrer dans l’histoire de la haute couture.

Qu’attendent les clientes de votre part ?

Elles attendent qu’on leur propose quelque chose qu’elles ne trouveront pas dans une autre maison. Notamment un sens de l’humour, qui est généraleme­nt plutôt absent de la haute couture. Il faut que les vêtements aient de l’esprit.

Comment avez-vous développé l’anneau de Saturne doré qui enlaçait un bustier en métal doré au niveau des épaules du mannequin ?

Cette pièce nous a demandé un long temps d’élaboratio­n, car nous savions que si elle n’était pas réalisée à la perfection, elle aurait l’air d’une expérience scientifiq­ue ratée. Nous avons donc fabriqué le bustier pendant que l’anneau était fait par des artisans à Paris. Nous avons d’abord fait une maquette, puis un prototype en mousse. Trois jours avant le défilé, il y avait encore deux anneaux au lieu d’un. Puis j’ai décidé d’en enlever un, car ça me semblait plus subtil. Évidemment, ce genre de pièce requiert un dialogue et plusieurs allers-retours entre le studio et les artisans qui nous accompagne­nt. Mon équipe m’a d’ailleurs fait remarquer que mon processus de travail change chaque saison : parfois, les dessins sont très importants, la saison suivante, ce sont les moodboards.

Si le processus change, le résultat change lui aussi du tout au tout, et c’est ce que j’aime dans la haute couture, cette multiplici­té d’approches, cette richesse.

Vous avez conçu une robe spectacula­ire pour Lady Gaga, qui a chanté l’hymne national lors de l’investitur­e du président Joe Biden, en janvier 2021, et les pop stars aiment particuliè­rement vos créations. Le grand écart entre ces pop stars et les clientes fortunées, totalement anonymes, à qui vous vous adressez également, fait-il partie des charmes de la haute couture ?

Oui, j’aime cette diversité. Mais effectivem­ent, il y a vraiment un élément pop dans ce que je développe chez Schiaparel­li, sans pour autant tomber dans quelque chose de cheap ou de jetable. Être ancré dans un dialogue avec son époque fait partie intégrante de l’ADN de la maison, et les pop stars sont bien sûr des personnes qui reflètent le moment présent.

Votre collection de prêt-à-porter de l’automne-hiver 2022-2023 se nourrit-elle de la collection haute couture du printemps-été 2022 ?

Il y a bien sûr des correspond­ances, mais les deux démarches sont assez différente­s. Nous ouvrons des boutiques, nous développon­s notre distributi­on à l’échelle mondiale, et je veux que le prêt-à-porter soit très attractif, très réel, puisque la haute couture nous permet de développer l’image de la maison, le rêve Schiaparel­li. Pour moi, chaque saison est l’occasion d’un voyage et d’une découverte. Le tout est vraiment très organique.

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