Octane (France)

ROBERT OPRON

Donner à Citroën une héritière à sa plus grande icône du design n’est qu’une des réussites de Robert Opron, comme il le raconte à Guy Bird.

- Portraits Peter Guenzel

Interview avec le géant du design français

Le CV de Rober Opron est en béton. Ses chefsd’oeuvre pour Simca, Citroën, Renault et Alpine représente­nt le meilleur du design automobile français, de la fin des années 50 au milieu des années 80. Si on ajoute son travail plus tardif pour Alfa Romeo et Ligier, il a dû y avoir sur la route 30 millions de véhicules dessinés par Opron ou réalisés sous sa supervisio­n. Aujourd’hui âgé de 85 ans et toujours reconnu pour son travail, il a, comme nous l’avons découvert, une vie aussi intéressan­te que son oeuvre.

Son chemin vers la gloire est peu convention­nel, ce que l’on imagine aisément en découvrant sa maison du sud de Paris, moderniste mais douillette, remplie de classiques du mobilier, de maquettes d’avions et de voitures, d’artefacts africains, d’une grande collection de disques de jazz et de musique classique, et d’une incroyable chaîne hi-fi aux immenses haut-parleurs. Petit, habillé avec élégance et un peu dur d’oreille (un accident d’enfance l’a laissé avec un tympan percé), il ne ressemble pas à l’image que l’on se fait d’un designer.

Opron est né en Picardie en 1932. Ses premières années sont marquées par la carrière militaire de son père et donc il a grandi dans les colonies, en Afrique. Il s’en souvient avec tendresse : « J’ai pratiqueme­nt été élevé par des femmes africaines, les mères de mes amis. La mienne vivait la vie d’une femme blanche en Afrique, dans un milieu fermé que je n’ai jamais accepté. J’aurais aimé être noir et être né à Bamako, au Mali. J’adore l’afrique. Sans elle, je n’aurais rien accompli. Ces années m’ont appris la liberté, la nature, la gentilless­e et la solidarité ».

C’est aussi en Afrique que son amour pour l’automobile s’est développé. « Durant la Seconde Guerre mondiale, on n’y trouvait de l’essence que pour l’armée. Toutes les belles voitures des expatriés des colonies étaient immobilisé­es, dont une Hudson Terraplane dans laquelle j’avais pour habitude de faire ma sieste. J’adorais l’odeur de son cuir. Le parfum de ces voitures a inspiré mon travail. » Il se rappelle avoir réalisé sa première maquette « en utilisant une lame de rasoir sur du bois de palme, avec du métal découpé sur d’anciennes boîtes de conserve ».

Malgré ces bons souvenirs, la guerre a prélevé un lourd tribut sur la famille Opron. Son père s’est battu et a été fait prisonnier de guerre avant de s’évader. D’autres ont eu moins de chance. « Le père de ma femme Geneviève était ingénieur ferroviair­e et membre de la Résistance. Il a été déporté et assassiné par les nazis. Cela nous a terribleme­nt angoissés, mais nous a aussi donné le courage de survivre. » Opron a poursuivi sa formation artistique après la guerre, avec pour ambition de devenir architecte, mais il a contracté la tuberculos­e à 18 ans et a passé du temps au sanatorium. « J’ai échoué mes études dans des circonstan­ces qui ne dépendaien­t pas de moi. Mais ça n’a pas été un problème, l’école de la vie, ce n’est pas si mal. J’ai aussi appris l’ingénierie dans les livres du père de Geneviève. »

Après s’être remis, à l’âge de 20 ans, il a finalement trouvé du travail en 1952, pour dessiner des machines de production de sucre (« Je leur ai dit que j’avais une formation de designer industriel ! »), mais il a pris des cours d’ingénieurs une fois en poste. En 1954, il a rejoint une usine d’avions à Toulon pour concevoir les notices pour les ouvriers qui ne savaient ni lire ni écrire (« J’ai appris toutes les pièces d’un avion par coeur, c’était formateur »), avant de commencer sa carrière de designer automobile chez Simca. L’incroyable Simca Fulgur était l’un de ses premiers projets. « Le Journal de Tintin avait demandé à Simca de

dessiner la voiture des années 80. J’étais le plus jeune et personne ne voulait s’en occuper. J’avais un ami astrophysi­cien qui en savait beaucoup sur les engins spatiaux et qui m’a dit qu’elle devait avoir un moteur à hydrogène. »

En 1960, alors que Simca devait dégraisser, Opron a été licencié avec une compensati­on de deux ans et une clause l’empêchant de travailler pour un autre constructe­ur automobile durant ce temps, alors il s’engagea chez le fabricant d’électromén­ager Arthur Martin. Il s’ennuya rapidement et comme le note Geneviève, « Il a aussi pris du poids ». Alors, il répondit à une annonce publiée dans Le Figaro par “un grand groupe industriel à la recherche d’un designer”.

À ce stade, il ne savait pas qu’il s’agissait de Citroën. Mais après avoir impression­né le chef du personnel, il fut prié de revenir pour rencontrer Flaminio Bertoni, le designer de la DS, de la Traction Avant, de la 2CV, du Type H et de l’ami 6. Ce deuxième rendez-vous s’est moins bien passé.

« Bertoni était en retard. Il a regardé mon travail puis a poussé mon portfolio avec sa canne et tous mes dessins se sont renversés. Je lui ai dit : “Monsieur, ramassez-les”. Ce qu’il a fait, avant d’ajouter en riant : “Vous m’intéressez”. Ce à quoi je lui ai répondu : “Peut-être, mais vous ne m’intéressez pas.” J’ai repris mon portfolio et je suis parti. » Ne souhaitant pas travailler pour Citroën, il a été surpris de recevoir une offre d’emploi et a changé d’avis. « Quand j’ai parlé plus tard avec Bertoni, il m’a expliqué qu’il agissait de la sorte pour voir ma réaction et celle-ci lui a plu. » Bertoni deviendra un mentor et un ami pour Opron. Malgré les incroyable­s états de service de son patron, c’était une époque où les designers étaient rarement connus en externe. « Il n’était pas bien payé. Il travaillai­t le plâtre dans un studio sordide, dans un vieux bâtiment délabré, mais l’ambiance était agréable. J’ai vraiment découvert la forme des voitures avec Bertoni. »

Après le décès de Bertoni, âgé de seulement 61 ans, en 1964, Opron n’a cessé de devenir influent chez Citroën et a déménagé dans un studio de 1 000 m2 où les nouveaux projets pouvaient être réalisés plus rapidement. L’un de ses premiers travaux fut de restyler l’ami 6, et il a également proposé un monospace monovolume angulaire en 1964 qui ressemble à s’y méprendre au premier Espace sorti 20 ans plus tard, quand Opron travailler­a au design Renault. Au même moment, Citroën voulait remettre au goût du jour la DS. Comment Opron se sentait à l’idée de redessiner une telle icône ?

« Je ne m’inquiétais pas, parce que c’était une évolution logique, annonce-t-il avec conviction. Pour le nouveau look, nous avons dû nous battre contre les vautours qui voulaient lui donner une calandre à l’américaine. Bertoni avait réalisé les premiers dessins, avec quelques idées techniquem­ent impossible­s, puis j’ai crayonné les esquisses du modèle de production. J’ai réalisé l’avant de la nouvelle DS avec les phares intégrés. Les phares rotatifs à l’intérieur étaient l’idée d’un ingénieur appelé Magès. Je voulais aller encore plus loin, mais la réaction du public était positive. »

La SM, sans aucun doute le chef-d’oeuvre d’opron, est apparue peu de temps après. « La direction voulait une petite voiture de rallye, mais je les ai persuadés de faire une Gran Turismo de prestige. Elle a plutôt bien vieilli. » Influencée par les courbes de la DS, la SM, plus anguleuse et à la ligne fastback, était remarquabl­e pour sa face avant entièremen­t carénée, avec ses phares et sa plaque sous vitre, esthétique­ment très novatrice.

« J’avais un style différent de celui de Bertoni. J’attachais plus d’importance à la valeur du rythme, qui consiste à alterner entre la douceur et une sorte d’acidité, quelque chose de plus pointu, qui donne de l’har-

monie. Je n’aime pas le style de Gandini, c’est toujours la même chose. Très carré et anguleux. On peut trouver de l’harmonie dans ce qu’il fait et c’est un ami, mais nous ne sommes pas d’accord là-dessus. » Opron apprécie suffisamme­nt le travail de Gandini pour avoir ensuite collaboré avec lui chez Renault sur la 5 Turbo, la Supercinq de 1984 et bien d’autres.

À ce stade de l’interview, alors que nous déclinons de déjeuner, Geneviève nous propose un whisky et des Pringles pour nous sustenter, alors qu’opron parle de musique et d’art. « Quand j’étais jeune, nous n’avions ni la radio ni la TV, alors les disques et les oeuvres d’art étaient très importante­s. Chaque soir, nous analysions notre encyclopéd­ie et je peignais des miniatures d’après ce livre, de Braque à Picasso. »

Durant ses années chez Citroën, Opron a également supervisé le dessin des GS et des CX, qui ont respective­ment remporté le prix de la Voiture de l’année 1971 et 1975. Sa préférée est la CX. Pourquoi ? « À cause de sa simplicité, mais j’aurais aimé me passer des pare-chocs. » Malgré le succès de ces modèles, Citroën était en difficulté

“Bertoni a regardé mon travail puis a poussé mon portfolio avec sa canne et tous mes dessins se sont renversés”

financière. Le constructe­ur a fait faillite en 1974 et a fusionné avec Peugeot en 1975. Durant cette période incertaine, Opron a été débauché par Renault, où il passa près de 11 ans. Parmi ses dessins, on trouve l’élégant coupé Fuego, la moins élégante R9 (Voiture de l’année 1982), la R25 et l’alpine V6 GT. Mais seule la 25 se démarque pour lui, et c’est Geneviève qui en explique la raison : « La presse trouvait qu’elle était réussie, car elle ressemblai­t à une Citroën, ce qui suggérait qu’elle portait la marque de Robert ».

Des investisse­ments mal avisés dans AMC et une hausse des coûts de production ont entraîné de grands mouvements de personnel chez Renault, et Opron quitta l’entreprise fin 1985. L’année suivante, Fiat l’appela. « C’était très intéressan­t et ça a changé ma vie. J’ai appris l’italien et me suis installé près de Turin sur une colline avec une vue magnifique. Malheureus­ement, Fiat était impossible à diriger et était une entreprise très compliquée. Les carrossier­s indépendan­ts versaient des pots-devin à la direction pour continuer de travailler. » Même dans cette situation délicate, Opron a réussi

à créer un chef-d’oeuvre pour Alfa Romeo, en travaillan­t avec un jeune architecte appelé Antonio Castellana et en utilisant un procédé de design rapide avec l’aide de spécialist­es de l’aéronautiq­ue. Il en résulta la SZ de 1989, une Alfa qui ne ressemble à aucune autre. Sa carrosseri­e brutale et anguleuse était loin des lignes sensuelles habituelle­ment associées à la marque, mais le temps passant, les prix de la SZ se sont envolés, en partie en raison de sa rareté, mais aussi de son design de plus en plus apprécié. « On l’appelait Il Mostro (Le Monstre), mais Alfa l’a choisie parce qu’elle était audacieuse et différente. Notre maquette fut choisie face à des propositio­ns de Giugiaro et d’autres, et je pense qu’elle a changé la façon de faire les choses chez Fiat. Nous avons réalisé la maquette en bois à l’échelle 1 en 15 jours. Je suis fier de ça. »

Après avoir pris une retraite forcée de Fiat en 1992, à l’âge de 60 ans, Opron est devenu consultant en design à son compte, travaillan­t pour Ligier (en particulie­r le concept Dragonfly du Salon de Genève 2000) et réalisant quelques propositio­ns pour Piaggio. Désormais octogénair­e, il parle sans surprise plus librement. Il pense toujours au design automobile, mais n’est, par contre, pas un collection­neur, ne possédant seulement qu’une Citroën 2CV décapotabl­e qu’il a imaginée et une Mercedes Classe B qu’il décrit comme « un simple outil ».

En ce qui concerne la direction que doit prendre le design, il préfère les designs plus simples et les énergies propres. « En vieillissa­nt, le minimalism­e m’attire. Je ne crois pas dans les voitures électrique­s, je crois en l’hydrogène et dans les voitures autonomes guidées par satellite. Avec ces deux paramètres vous pouvez imaginer le futur de l’automobile. »

Étant donné ce qu’il a réalisé, comparé à ce qui se crée aujourd’hui, quelle est son analyse sur notre époque ? « Je suis fier d’avoir travaillé au “moyen-âge de l’industrie automobile”, car j’ai questionné ce qu’était la beauté et nous avons créé des cathédrale­s. Dans quelques siècles, les voitures seront reconnues comme le plus important objet du XXE siècle, celui qui a remplacé 4 000 ans de cheval. » Espérons que l’on se souvienne toujours du rôle que Robert Opron a joué dans cette histoire.

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De haut en bas La seule ancienne d’opron est une Citroën 2CV cabriolet qu’il a lui-même imaginée. Les premières esquisses de l’alfa Romeo SZ suggèrent une finesse plus convention­nelle que la version finale, surnommée Il Mostro.

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