Octane (France)

DEREK BELL

La légende

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L’été dernier, Porsche a soudain annoncé son retrait du LMP1. J’en ai été déçu. Déçu de ce renoncemen­t, déçu aussi qu’il se fasse en faveur de la Formule E. Je connais les arguments : s’engager dans un championna­t de voitures électrique­s est cohérent avec la stratégie produit de Porsche. Mais il n’empêche : à mes yeux, Porsche en compétitio­n, ce sont des sport-prototypes, pas des monoplaces.

Cette décision nous ramène aux années 80. En juin 1987, plus précisémen­t. J’étais dans le stand Porsche, aux 24 Heures du Mans. Al Holbert, Hans Stück et moi étions largement en tête. Nous n’avions pas eu une saison facile jusque-là, car la 962C commençait à accuser le poids des ans face aux Jaguar, qui nous dominaient dans les épreuves de 1 000 km. Mais nous tenions notre revanche : au Mans, notre “grand-mère” restait difficile à battre. Deux heures avant l’arrivée, j’avais l’estomac serré : si tout allait bien, je tenais ma cinquième victoire. Je bavardais pour tuer le temps avec Peter Falk, le team manager de Porsche. Et, tout à trac, il m’annonça que Porsche allait se retirer du championna­t du monde des sport-prototypes. Pire, qu’il n’y aurait pas de programme en Groupe C en 1988, et que Porsche allait se concentrer sur l’indycar.

Je suis resté sans voix. Je n’arrivais pas à comprendre les motifs d’une telle décision. Près de 30 ans plus tard, je n’ai pas changé d’avis. Porsche avait fait un peu de Formule 1, de Formule 2. Mais une Indycar ? Cette décision était, paraît-il, motivée par des raisons de marketing. Mais en quoi le fait d’avoir des Porsche tournant sur des ovales au fin fond des Etats-unis allait-il aider à vendre des voitures en Europe, en Asie, et dans le reste du monde ? En définitive, le programme ne dura que quelques saisons, sans grand succès malgré d’excellents pilotes.

Bien sûr, je ne souhaite pas que Porsche fasse un bide en Formule E. Bien au contraire ! Mais je préférerai­s que la marque ne quitte pas le LMP1 si vite ; d’autant qu’avant son retour gagnant avec la 919, cela faisait près de 20 ans que Porsche se cantonnait aux catégories inférieure­s de la compétitio­n. Est-ce que la Formule E va faire rêver les Porschiste­s ? Je ne pense pas. Mais après tout, je ne suis pas un homme de marketing…

En décembre, quand je me suis rendu à la Night of Champions que Porsche organise chaque année, j’avais encore tout cela en tête. J’étais entouré de pilotes actuels, d’anciens comme moi, de dirigeants de la marque, mais quelqu’un manquait à l’appel. Une personne qui avait joué un rôle majeur pour tirer Porsche d’une des mauvaises passes que la marque traverse parfois ; une personne aussi qui, de manière indirecte, avait contribué à relancer ma carrière : Peter Schutz. Les médias ont peu parlé de la mort de Peter, en octobre 2017. De 1981 à 1987, il dirigea Porsche. Il réussit à relancer les ventes, en particulie­r aux Etatsunis. Il décida aussi qu’il fallait continuer à produire la 911, et à la faire évoluer. Peter était un compétiteu­r, même s’il n’était pas pilote. Il aimait le sport automobile, et il savait l’importance pour Porsche de celui-ci, du Mans et de l’endurance. La 924 GTR avait fait de bons résultats en 1980, mais Peter était convaincu que seule la victoire au classement général avait de l’importance. Selon lui, personne ne s’intéressai­t aux victoires de classe ou de catégorie. Le public veut de vraies premières places, pas des accessits.

Quand, nouvelleme­nt promu, Peter demanda au service course ce que Porsche comptait aligner au Mans en 1981, il ne fut pas satisfait de la réponse. Mais il remarqua, au fond de l’atelier, quelques 936, du type qui avait remporté Le Mans en 1977. Evidemment, on lui assura que la 936 était à présent dépassée, pas assez puissante. Il y avait aussi un moteur développé quelques années plus tôt pour Indianapol­is (déjà !), et qui n’avait jamais couru parce que le règlement avait changé entre-temps. Bien sûr, on lui dit qu’il serait impossible de l’utiliser, car il était conçu pour rouler au méthanol… Et bien sûr, Peter répondit qu’il ne voyait pas ce qui empêchait qu’on le modifie pour rouler à l’essence ! La suite est connue : avec la 936/81 ainsi équipée, Jacky Ickx et moi avons gagné les 24 Heures cette année-là. La voie était tracée pour les 956 et 962 ! Souvenons-nous de Peter Schutz. Son importance dans l’histoire de Porsche ne doit pas être sous-estimée.

“EST-CE QUE LA FORMULE E VA FAIRE RÊVER LES PORSCHISTE­S ? JE NE PENSE PAS. MAIS JE NE SUIS PAS UN HOMME DE MARKETING”

 ??  ?? DEREK BELL a débuté en compétitio­n en 1964 sur une Lotus 7, avant de devenir un des meilleurs spécialist­es de l’endurance. Deux fois champion du monde en sports-protos (1985-1986), il a remporté 3 fois les 24 Heures de Daytona (1986, 1987, 1989) et 5...
DEREK BELL a débuté en compétitio­n en 1964 sur une Lotus 7, avant de devenir un des meilleurs spécialist­es de l’endurance. Deux fois champion du monde en sports-protos (1985-1986), il a remporté 3 fois les 24 Heures de Daytona (1986, 1987, 1989) et 5...

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