LA PLUS BELLE DES BENTLEY
En 1952, la Continental Type R Fastback a défini tout ce qui fait une Bentley, et son influence se ressent encore dans les modèles actuels.
Stefan Sieclaff, le patron du style Bentley, parle de la sublime Type R Fastback
Il y a de cela six décennies, la Bentley Continental Type R Fastback (ou plus officiellement Continental Sports Saloon) s’adjugeait le titre de berline la plus rapide du monde. En pratique, il s’agissait également de la voiture la plus chère, et très probablement la plus belle, proposée à l’époque. De la rencontre entre Ivan Evernden, l’ingénieur en chef de Bentley, et le designer John Blatchley est née une forme pensée pour fendre l’air. Le carrossier HJ Mulliner fut ensuite chargé de créer les panneaux en aluminium et d’en habiller le châssis, étonnamment sportif, d’une Type R conventionnelle.
Lors de la renaissance de la marque sous l’ère Volkswagen, en 1998, il fut demandé aux équipes de Bentley de puiser l’inspiration de leur prochain modèle dans les formes de celui de 1952. Des formes si caractéristiques qu’elles ont d’ailleurs défini les codes stylistiques de toutes les nouvelles Bentley depuis. La Continental GT de 2003 ne fait aucun mystère sur la provenance de ses épaules marquées ou des coups de gouge qui habillent ses flancs. Sa remplaçante, après une carrière qui aura duré 15 ans, décline d’ailleurs une fois encore le dessin de Blatchley.
Si la comparaison est permise sur le style entre le modèle de 1952 et celui de 2003, ce dernier n’en demeure pas moins une voiture de grande série (une première pour Bentley), produite à 9 500 exemplaires par an à ses débuts. La Type R Fastback, quant à elle, ne s’est vendue qu’à 208 exemplaires entre 1952 et 1955, en faisant une auto autrement plus rare et désirable, à juste titre. Assemblée à la main, elle coûtait la bagatelle de 6 928 livres neuve, soit le prix de dix Ford Consul, ou encore l’équivalent de quinze années de salaire pour un Britannique moyen.
Malgré sa longueur (5,24 m) qui la rangerait plutôt dans la catégorie des limousines, sa carrosserie deux portes fastback en fait une stricte quatre places au poids relativement contenu (1 724 kg). Elle ciblait une clientèle qui aurait habituellement confié la conduite à un chauffeur, mais qui parfois souhaitait faire une exception, à l’occasion d’un périple transcontinental par exemple. Grâce à ses formes douces, un rapport de pont long, et les 172 ch du 6 cylindres (dans sa version 4,9 litres, dérivée du moteur de la berline), elle flirtait avec les 200 km/h. Peu de temps avant, des performances de cet ordre étaient l’apanage de sportives bien plus légères, telles que la Jaguar XK120.
Le choix d’une carrosserie en aluminium n’est pas la seule décision destinée à contenir le poids. Le pare-soleil côté passager, ainsi que l’autoradio, n’étaient disponibles qu’en option. De même, les habituels fauteuils étaient remplacés par des baquets en aluminium. Cette Bentley était à l’évidence conçue dans le but de la performance, mais son potentiel ne fut vraiment révélé que lors d’une séance d’essais à Montlhéry. Le prototype réalise alors une vitesse moyenne de 191,1 km/h sur cinq tours, de quoi enfin convaincre les dirigeants de Rolls-royce (propriétaire de Bentley depuis 1931), avec l’appui des concessionnaires, qu’un tel projet pouvait avoir des débouchés commerciaux.
Tout y est soigné, cuirs et boiseries sont omniprésents, mais sans opulence ostentatoire
« Ce que je préfère? Les lignes gracieuses des ailes avant et arrière, elles me font penser à la traîne d’une mariée » Tefan Sielaff, responsable du style Bentley
« Ce que je préfère ? Les lignes gracieuses des ailes avant et arrière, elles me font penser à la traîne d’une mariée. C’est une voiture romantique. » Ce sont les mots de Stefan Sielaff, le patron du design de Bentley, qui a rejoint la firme en 2015. C’est à lui qu’il incombe d’amener à maturité le dessin de la nouvelle Continental GT, mais également de définir le “style Bentley”. Il est donc parfaitement placé pour nous parler de ce qui est sa plus grande source d’inspiration. « Regardez-la, c’est une sculpture! poursuit-il. À cette époque, les designers chez Bentley étaient plus limités lorsqu’il s’agissait de trouver des solutions techniques et industrielles, mais ils savaient travailler à la main. La Continental Type R définit l’essence du style Bentley, et nous nous efforçons de la réinterpréter. »
Existe-t-il alors une manière de dessiner une Bentley parfaite ? Vous ne serez pas surpris d’apprendre que pour Sielaff « les proportions passent avant tout ». Il est persuadé que « chaque être sait juger d’instinct l’élégance », ce qui peut paraître optimiste, mais il faut reconnaître que les lignes de la Fastback sont un archétype d’élégance.
Il poursuit sa démonstration : « Il faut un porte-à-faux avant réduit, une juste distance du tableau de bord à l’essieu avant, un porte-à-faux plus long, et enfin de grandes roues. On quitte ensuite les proportions pour s’intéresser au langage, aux formes et aux lignes. Les lignes de caractère de la Continental Type R lui sont très reconnaissables. Sur le flanc, on observe la ligne signature (qui court au-dessus de la roue avant, avant de retomber le long de l’aile et de la portière) et l’épaule. La recette n’a pas changé, mais les lignes sont plus vives, plus nettes. Le traitement des autres surfaces se veut sexy, inspiré par les fuselages d’avions. » C’est ici que l’on comprend que les inspirations de Sielaff vont au-delà de la Continental couleur ivoire qui illustre ces pages. Il évoque les Douglas DC3, leurs panneaux d’alliage rivetés, leurs formes fluides et leurs arêtes vives. « Elles fendent l’air et le guident sous le fuselage, précise-t-il. C’est quelque chose qui doit se ressentir, quelque chose de romantique. » Il emploie ce terme à plusieurs reprises, terme qui colle assurément à ce que l’on ressent en présence d’une Fastback.
Toutefois, la manière de traiter les détails a changé de nos jours. Les phares et les feux en sont un exemple. Il ne fait aucun doute que ceux de la Fastback ont servi d’inspiration pour toutes les Bentley actuelles, mais cela tient davantage à leur agence- ment qu’à leur aspect. « Il s’agit de créer une atmosphère, de faire vivre un moment particulier, raconte Sielaff. Imaginez la lueur d’un chandelier. Nous cherchons à nous distancier du traitement robotique de l’éclairage que l’on voit dans tant de voitures modernes. Pensez aux traditions britanniques, à des tumblers remplis de whisky, à l’ambiance au coin du feu dans un hôtel à la campagne. Voilà les sensations que nous voulons évoquer. » Représentez-vous un tel cadre et vous verrez qu’une Fastback y sera tout autant à son aise que la dernière Continental. Dans notre studio photo, la Type R dégage une grande sérénité. Sielaff disait vrai pour les proportions : elles sont affirmées, dignes et suggèrent la vitesse. Elles sont également à couper le souffle, particulièrement cette longue courbe qui file d’un seul tenant depuis le toit presque jusqu’au sol. Cette voiture vient de l’ère du streamlining, et non de celle des essais en soufflerie. Si elle avait l’air rapide, il y avait toutes les chances qu’elle le soit. Et ce fut le cas.
Ses lignes sont de celles qui résistent bien à l’épreuve du temps. Bien sûr, personne n’est dupe de son âge, mais sa rareté, ses aptitudes routières, son pedigree et son élégance font qu’un bon exemplaire s’échange aujourd’hui contre plus d’un million d’euros. Ce ne serait certainement pas le cas si la création de Blatchley n’avait pas à ce point transcendé son
époque. Sielaff entend d’ailleurs qu’il en soit de même sous son commandement. « En tant que designer, j’essaye de proposer des choses aussi radicales que possible, mais en tant que marque de luxe, nous nous devons d’être intemporels, dit-il. Le design automobile actuel cherche à faire des coups, avec des formes et des lignes complexes. À vouloir attirer l’attention des clients par tous les moyens, il lasse vite. Un bon dessin est complexe dans ses détails, mais simple en apparence. Si vous pouvez définir une silhouette en deux lignes, alors vous tenez un futur chef-d’oeuvre. Regardez les Porsche 911, même au bout d’une décennie, ce sont des voitures qui n’ont rien perdu, elles font partie de la famille et vous les transmettrez à vos enfants. »
Bien que la Type R Fastback fût dessinée sous l’ère Rolls-royce, Sielaff est persuadé que ce qui la distinguait alors des produits de la maison mère va servir à définir les Bentley de demain. « Elle restera une source d’inspiration. Regardez le marché du très haut de gamme : d’un côté des supersportives, de l’autre côté le luxe. La rencontre de ces univers, ce que propose une Bentley, n’a rien à voir avec ce qui caractérise Rolls-royce. La Continental Type R incarne cette image, ce mélange d’élégance, de luxe et de performance. Il s’agit d’une autre incarnation du luxe, moins futuriste et désincarnée, plus chaleureuse. C’est ainsi que nous imaginons Bentley dans le futur. L’élégance c’est très, très, important. » Et les choses ne vont pas changer de sitôt. « Je ne vois pas l’intérêt de rompre avec un tel héritage. Certes, il faut redéfinir et réinterpréter, mais surtout ne pas perdre le fil conducteur. »
Il est temps d’examiner la Type R de plus près, en commençant par le capot. L’articulation centrale de ce dernier permet d’admirer sous tous les angles le 6 cylindres au cache-culbuteurs noir satiné, ainsi que les cornets polis du double carburateur SU. Sans chercher à en mettre plein la vue, la mécanique affiche son potentiel. En suivant le profil, on observe le pli qui court au sommet des ailes, la manière dont ces dernières viennent englober les roues arrière, le tout sublimé par les reflets des chromes. Cet exemplaire de 1953 est entre les mains de Bentley depuis 2001, et il est impeccable. Parfaitement entretenu, il participe régulièrement à des rallyes un peu partout dans le monde.
Une fois la portière ouverte, l’habitacle rouge sang délicieusement patiné s’offre à vos yeux. Il a vieilli, certes, mais à la manière d’un grand cru. Tout y est soigné, cuirs et boiseries omniprésents, mais sans opulence trop affichée. L’instrumentation siglée Bentley a ceci de particulier que le compte-tours, tout comme le compteur de vitesse, se lit en partant du quart supérieur droit. Quelques contorsions sont nécessaires pour s’installer car le grand volant en bakélite et le levier de vitesse ne laissent que peu de place pour les jambes. En revanche, deux tours de manivelle suffisent à descendre entièrement la vitre, un aspect pratique hérité de la berline. Le 6-en-ligne respire doucement d’abord, puis plus bruyamment à mesure que l’on actionne l’accélérateur. C’est d’ailleurs bien l’admission qui se fait entendre plus que la mécanique. Au moment de la mettre en mouvement, le poids de la direction tout comme le gabarit imposant de la Fastback se font ressentir. Comme le suggère l’appellation “Continental”, cette voiture n’est pas faite pour la ville mais pour les grands espaces ; c’est là qu’elle prend tout son sens. La position de conduite est assez inédite : l’assise est surélevée, mais les jambes sont tendues. Les baquets offrent un bon maintien, ce qui est tout de même mieux que de s’accrocher au volant pour ne pas glisser sur une banquette en cuir. Par conséquent, il devient possible de s’appliquer à placer la voiture, et celle-ci s’avère même étonnamment agile. À l’avant, elle est munie d’une architecture à double triangulation avec des ressorts hélicoïdaux, tandis qu’à l’arrière on retrouve des amortisseurs à levier : des solutions éprouvées mais rien de révolutionnaire. Le confort est légèrement raffermi, et quelques trépidations peuvent se faire sentir, mais rien qui ne risque de vous déchausser les dents. Une fois lancée, la direction s’avère légère et communicative, ce qui en fait un précieux allié. L’accélération est plus consistante que décoiffante, mais elle permet facilement de tenir des cadences élevées, à condition de maintenir l’élan et de se laisser porter. Une fois encore, le terme qui s’applique le mieux à son mouvement, c’est l’élégance. Le ramage de la Bentley Continental Type R n’a donc d’égal que son plumage, ce qui n’est pas un mince compliment pour une voiture dont la ligne est aujourd’hui encore une source d’inspiration.