L’INTERVIEW D’OCTANE
Après 50 ans de conception automobile qui lui ont apporté gloire en compétition et records de vitesse, Gordon Murray est toujours à la pointe de la technologie.
Gordon Murray, un homme à la pointe de la technologie
DEPUIS 50 ANS, Gordon Murray imagine les détails des voitures les plus diverses. Leur mécanique, leurs suspensions, la répartition de leurs masses, leurs pneumatiques, les matériaux avec lesquelles elles sont construites, l’environnement de leurs occupants… Il maîtrise tout cela et bien plus. Dernièrement, il s’est occupé des fondamentaux de la construction automobile avec un procédé intégré appelé istream qu’il a conçu à partir de ses 50 ans d’expérience dans la conception de voitures de course et de route. Durant de nombreuses années, sa mission était très simple : concevoir les Formule 1 les plus rapides possible. Murray a fait ses armes chez Brabham, dont il a été ingénieur en chef de 1969 à 1986. Les monoplaces qu’il y a créées ont remporté 22 Grand Prix et les BT49 et BT52 ont offert à Nelson Piquet les titres mondiaux en 1981 et 83. Et comment oublier la radicale Brabham BT46B “ventilateur” de 1978 (avec laquelle Niki Lauda a remporté le GP de Suède, la seule course à laquelle elle a participé) et la sublime BT55 de 1986, dont la faible hauteur de caisse était censée générer de l’appui aérodynamique, un échec, cette fois-ci, à mettre au crédit de l’architecture de son moteur BMW.
« J’étais heureux en F1, vous pouviez être si inventif, raconte Murray. Mais je voyais venir le durcissement des réglementations. J’étais sur le point d’arrêter après 17 ans chez Brabham, quand Ron Dennis, le patron de Mclaren, a été très persuasif et m’a proposé un maximum de trois saisons avec lui. » Alors, il est passé chez Mclaren où il est resté quatre ans dans l’équipe de conception dirigée par Steve Nichols. Durant sa période Mclaren (1988-91), l’équipe a remporté 4 titres pilotes et constructeurs consécutifs, dont le premier d’ayrton Senna avec la fantastique MP4/4, en 1988.
Que pense de la Formule 1 actuelle celui qui y a travaillé durant 21 ans ? Il reconnaît que ce sport a un choix à faire : « Des règles plus libres ou plus de spectacle. C’est un équilibre sacrément difficile. » Les règles étaient certainement plus libres quand Murray est entrée dans le monde de la F1 en 1969, après avoir émigré d’afrique du Sud. « Il y avait des turbines à gaz (la Lotus 56B) et des ailerons fixés sur les suspensions quand j’ai commencé. La turbine à gaz Lotus n’avait pas d’avenir, mais si quelque chose fonctionnait, tout le monde suivait. Trop de liberté, spécialement en motorisation, peut vite entraîner un spectacle ennuyeux, mais si on limite cette liberté, alors les voitures sont toutes pareilles. » « Il y a cinq éléments nécessaires pour gagner : le châssis, le pilote, le moteur, les pneus et l’aéro. Et vous pouvez ajouter l’argent, l’équipe et l’organisation. Mais le facteur primordial évolue en permanence. Dans les années 50, c’était le châssis et la puissance, mais il n’y avait pas d’aéro. Dans les années 60 c’était le châssis, l’accélération latérale et un peu d’aéro. Dans les années 70 l’aéro est devenue beaucoup plus importante et aujourd’hui, ce n’est virtuellement plus qu’une question de groupe motopropulseur et d’aéro. C’est devenu complexe et il y a une énorme corrélation entre le règlement et ce qui fait le spectacle. C’est cet équilibre que ce pauvre vieux Bernie (Ecclestone) a essayé de trouver. » Murray a quitté la Formule 1 en 1991, mais n’est pas parti bien loin : il s’est alors consacré à ce qui allait devenir la Mclaren F1 de route. « Avoir le budget pour la réaliser proprement était un conte de fées. » Ce budget, c’est Mansour Ojjeh, actionnaire de Mclaren de longue date, qui l’a fourni. « Il a été la force motrice de la division voitures de route. »
La petite équipe de Murray, qui incluait le designer Peter Stevens, a conçu une supercar unique en son genre : position de conduite centrale, V12 BMW spécialement réalisé pour elle développant 618 ch, utilisation d’une feuille d’or pour dissiper la chaleur du compartiment moteur et absence de tout appendice aérodynamique. L’objectif était simple : réaliser la meilleure supercar au monde.
« Je n’avais aucune idée de comment elle serait reçue. Nous faisions très attention à ne pas la proclamer voiture la plus rapide au monde. Je disais juste qu’elle était la meilleure voiture à conduire, et la voiture la mieux conçue possible. Nous étions une trentaine à travailler sans faire de vagues. Nous nous sommes enfermés et avons fait notre boulot. Le style de la voiture était doux et classique, ce qui nous a valu quelques critiques, notamment sur l’absence d’aileron. »
Murray se remémore quelques souvenirs d’un modèle qui a déjà 25 ans : « J’étais un concepteur de voitures de course, alors la géométrie des suspensions était primordiale. La F1 a introduit de nombreuses premières. Elle était entièrement en fibres de carbone, ça a été la première voiture de route à effet de sol et elle avait une aéro et un refroidissement actifs ». Grâce à tout cela, elle a battu le record de vitesse d’une voiture de route, homologué à 386,3 km/h (avec une pointe dans un sens à 391 km/h) en 1998. Elle ne sera battue qu’en 2005 par la Koenigsegg CCR. La Mclaren F1 est la voiture la plus célèbre de Murray, mais il en a réalisé d’autres, comme la brillante Light Car Company
Rocket (une petite biplace en tandem qui ressemble à une F1 des années 60, motorisée par un 1,0 l de moto), les citadines T25 et T27, et la nouvelle TVR Griffith.
« J’observe ces 40 voitures, 60 en comptant celles qui n’ont pas été produites, avec fierté, tout en connaissant leurs défauts. » À la question évidemment cliché de sa préférée, il donne “une réponse cliché” : « Le choix évident est la Mclaren F1, parce que, même si je ne pensais pas en faire une voiture de course, elle a remporté les 24 Heures du Mans. Je suis la seule personne à avoir conçu aussi bien une voiture qui a gagné Le Mans qu’une monoplace victorieuse en F1 ».
Les concepts de citadines T25 et T27 semblent radicalement opposés à la F1, mais leurs philosophies ont beaucoup en commun, dont les obsessions de Murray pour la réduction du poids et l’utilisation de technologies issues de la Formule 1. « Gordon Murray Design (GMD) s’est fait connaître comme un fabricant de citadines grâce à elles, mais en réalité il s’agit de trouver une nouvelle façon de produire des voitures en grande série. En réalité, nous sommes une société de propriété intellectuelle. »
Ces projets ont exploré le procédé de GMD appelé istream, décrit sur le site Internet de l’entreprise comme « une façon de repenser fondamentalement la façon dont les voitures sont conçues, développées et fabriquées. Holistique dans son approche, il combine les technologies allégées de la F1, une motorisation à faibles émissions, d’excellents standards de sécurité et une flexibilité de production sans précédents ».
Ce système de création automobile est le point culminant de tout ce que Murray a appris depuis son adolescence où il lisait les magazines automobiles à Durban, en Afrique du Sud. Ces articles sur les Lotus Elite et Elan ou sur la Type E l’ont inspiré et en ont fait un admirateur de la philosophie “light is right” chère à Colin Chapman. « Depuis l’âge de 7 ans, je voulais être pilote de course. J’ai conçu ma propre voiture, L’IGM (Ian Gordon Murray) Ford, et j’ai eu beaucoup d’accidents. » Ce qui ne l’a pas empêché de remporter de nombreuses victoires de classe sur circuit et en courses de côte. Lorsqu’il est arrivé en Grande-bretagne, il a vendu la voiture, mais il en a récemment réalisé une réplique. En 1971, Murray est brièvement devenu artisan automobile et
a vendu quatre coupés en aluminium. Puis, dans les années 80, il a développé une version à moteur central de la kit-car Midas, motorisée par un 4-à-plat Alfasud. Et après la F1, il y a eu la Mercedes SLR, assemblée par Mclaren, une autre supercar, mais très différente. « Je devais partir avant la SLR, mais nous avions gagné le contrat et je ne pouvais plus vraiment quitter mon poste. Je suis fier de sa conception, mais ce n’est pas mon type de voiture. C’était la Mercedes la plus solide et la plus rigide », ajoute-t-il, sans grand enthousiasme.
Murray est bien plus volubile à propos d’un engin bien différent. « La voiture la plus importante que j’ai jamais conçue est l’ox. » Ce camion, livré en paquets plats et conçu pour le Tiers-monde, est aux antipodes de ses Formule 1. « Je l’ai dessinée avec Jim Dowle », un collègue de GMD qui travaille désormais pour Apple. « Elle va aider de nombreuses personnes dans le monde. Une hypercar est importante en tant que voiture de poster pour les enfants ou pour introduire de nouvelles technologies en rendant quelques personnes très heureuses. Mais face à une Ox, ça fait pâle figure. » L’OX est la vision du philanthrope Sir Torqil Norman : un camion dessiné pour être fiable, facile à entretenir et versatile, dans les conditions changeantes et souvent difficiles de l’afrique. Même si elle n’en a pas l’air, elle a été inspirée par une des voitures préférées de Murray, la Renault 4. Cette traction économe était excellente en tout-terrain avec seulement 2 roues motrices et une forte garde au sol, comme l’ox. Une campagne de financement participatif doit propulser son développement à l’étape suivante.
L’OX démontre l’impressionnante profondeur de l’odyssée automobile de Murray, à un point que ce dernier pourrait être considéré comme plutôt dispersé. Mais une idée forte s’en dégage, guidée par l’intérêt de Murray pour « les structures composites et la recherche de poids le plus faible », issue de son admiration d’enfance pour Lotus. « J’ai fait carrière dans l’utilisation des technologies composites », dit-il. Durant son époque Brabham il y avait « des freins carbone en 1976, un châssis carbone en 1979, l’arceau en carbone de la BT52, puis les F1 à monocoque carbone en 1992… ».
Les expérimentations de Murray se sont parfois faites dans la
« UNE HYPERCAR EST IMPORTANTE POUR INTRODUIRE DE NOUVELLES TECHNOLOGIES EN RENDANT QUELQUES PERSONNES TRÈS HEUREUSES, MAIS FACE À UNE OX, ÇA FAIT PÂLE FIGURE »
douleur. À propos de la Brabham BT49, il témoigne : « Je me suis trompé. John Barnard, chez Ferrari, a vu juste deux ans plus tard, avec une enveloppe stabilisée et une structure en nid-d’abeilles entre deux panneaux. Elle est efficace pour absorber les impacts. C’est une leçon que j’ai apprise pour la F1, qui avait une enveloppe stabilisée en trois parties. » Au tarif de la F1, une monocoque aussi coûteuse restait viable, mais Murray ajoute : « Chez Mclaren Cars je me suis dit qu’il devait y avoir une solution pour baisser les coûts, pour la rendre disponible sur les voitures de tous les jours. La F1, les Lotus, elles utilisaient toutes la même technologie de carbone placé à la main. La Mercedes SLR était plus mécanisée car nous en produisions 700 par an. istream est à un autre niveau », indique-t-il à propos du système d’assemblage et de production que GMD a imaginé.
« Sur les voitures de course, la fabrication en fibre de carbone est très coûteuse, avec un procédé très long. Nous avons maintenant réduit le cycle à 100 secondes et 20 euros par panneau en nid-d’abeilles. istream 3 (la dernière itération du système) est la caisse en blanc ultime. C’est toujours du nid-d’abeilles mais avec de l’aluminium à la place des tubes en acier. C’est 35% plus léger et cela règle les problèmes de déformation et de torsion. » Depuis, GMD a vendu cette technologie versatile à Yamaha et à TVR.
La capacité de Murray à dessiner des voitures est tout aussi versatile. « J’ai les meilleurs ateliers de prototypage, de gestion et de design. Comme Chapman, je suis entouré des très bonnes personnes. » Malgré la taille de son équipe, il ajoute « qu’il dessine toujours… C’est comme la guitare : je n’ai jamais arrêté ».