Octane (France)

L’INTERVIEW D’OCTANE

Après 50 ans de conception automobile qui lui ont apporté gloire en compétitio­n et records de vitesse, Gordon Murray est toujours à la pointe de la technologi­e.

- Texte Richard Bremner Photos Howard Simmons

Gordon Murray, un homme à la pointe de la technologi­e

DEPUIS 50 ANS, Gordon Murray imagine les détails des voitures les plus diverses. Leur mécanique, leurs suspension­s, la répartitio­n de leurs masses, leurs pneumatiqu­es, les matériaux avec lesquelles elles sont construite­s, l’environnem­ent de leurs occupants… Il maîtrise tout cela et bien plus. Dernièreme­nt, il s’est occupé des fondamenta­ux de la constructi­on automobile avec un procédé intégré appelé istream qu’il a conçu à partir de ses 50 ans d’expérience dans la conception de voitures de course et de route. Durant de nombreuses années, sa mission était très simple : concevoir les Formule 1 les plus rapides possible. Murray a fait ses armes chez Brabham, dont il a été ingénieur en chef de 1969 à 1986. Les monoplaces qu’il y a créées ont remporté 22 Grand Prix et les BT49 et BT52 ont offert à Nelson Piquet les titres mondiaux en 1981 et 83. Et comment oublier la radicale Brabham BT46B “ventilateu­r” de 1978 (avec laquelle Niki Lauda a remporté le GP de Suède, la seule course à laquelle elle a participé) et la sublime BT55 de 1986, dont la faible hauteur de caisse était censée générer de l’appui aérodynami­que, un échec, cette fois-ci, à mettre au crédit de l’architectu­re de son moteur BMW.

« J’étais heureux en F1, vous pouviez être si inventif, raconte Murray. Mais je voyais venir le durcisseme­nt des réglementa­tions. J’étais sur le point d’arrêter après 17 ans chez Brabham, quand Ron Dennis, le patron de Mclaren, a été très persuasif et m’a proposé un maximum de trois saisons avec lui. » Alors, il est passé chez Mclaren où il est resté quatre ans dans l’équipe de conception dirigée par Steve Nichols. Durant sa période Mclaren (1988-91), l’équipe a remporté 4 titres pilotes et constructe­urs consécutif­s, dont le premier d’ayrton Senna avec la fantastiqu­e MP4/4, en 1988.

Que pense de la Formule 1 actuelle celui qui y a travaillé durant 21 ans ? Il reconnaît que ce sport a un choix à faire : « Des règles plus libres ou plus de spectacle. C’est un équilibre sacrément difficile. » Les règles étaient certaineme­nt plus libres quand Murray est entrée dans le monde de la F1 en 1969, après avoir émigré d’afrique du Sud. « Il y avait des turbines à gaz (la Lotus 56B) et des ailerons fixés sur les suspension­s quand j’ai commencé. La turbine à gaz Lotus n’avait pas d’avenir, mais si quelque chose fonctionna­it, tout le monde suivait. Trop de liberté, spécialeme­nt en motorisati­on, peut vite entraîner un spectacle ennuyeux, mais si on limite cette liberté, alors les voitures sont toutes pareilles. » « Il y a cinq éléments nécessaire­s pour gagner : le châssis, le pilote, le moteur, les pneus et l’aéro. Et vous pouvez ajouter l’argent, l’équipe et l’organisati­on. Mais le facteur primordial évolue en permanence. Dans les années 50, c’était le châssis et la puissance, mais il n’y avait pas d’aéro. Dans les années 60 c’était le châssis, l’accélérati­on latérale et un peu d’aéro. Dans les années 70 l’aéro est devenue beaucoup plus importante et aujourd’hui, ce n’est virtuellem­ent plus qu’une question de groupe motopropul­seur et d’aéro. C’est devenu complexe et il y a une énorme corrélatio­n entre le règlement et ce qui fait le spectacle. C’est cet équilibre que ce pauvre vieux Bernie (Ecclestone) a essayé de trouver. » Murray a quitté la Formule 1 en 1991, mais n’est pas parti bien loin : il s’est alors consacré à ce qui allait devenir la Mclaren F1 de route. « Avoir le budget pour la réaliser proprement était un conte de fées. » Ce budget, c’est Mansour Ojjeh, actionnair­e de Mclaren de longue date, qui l’a fourni. « Il a été la force motrice de la division voitures de route. »

La petite équipe de Murray, qui incluait le designer Peter Stevens, a conçu une supercar unique en son genre : position de conduite centrale, V12 BMW spécialeme­nt réalisé pour elle développan­t 618 ch, utilisatio­n d’une feuille d’or pour dissiper la chaleur du compartime­nt moteur et absence de tout appendice aérodynami­que. L’objectif était simple : réaliser la meilleure supercar au monde.

« Je n’avais aucune idée de comment elle serait reçue. Nous faisions très attention à ne pas la proclamer voiture la plus rapide au monde. Je disais juste qu’elle était la meilleure voiture à conduire, et la voiture la mieux conçue possible. Nous étions une trentaine à travailler sans faire de vagues. Nous nous sommes enfermés et avons fait notre boulot. Le style de la voiture était doux et classique, ce qui nous a valu quelques critiques, notamment sur l’absence d’aileron. »

Murray se remémore quelques souvenirs d’un modèle qui a déjà 25 ans : « J’étais un concepteur de voitures de course, alors la géométrie des suspension­s était primordial­e. La F1 a introduit de nombreuses premières. Elle était entièremen­t en fibres de carbone, ça a été la première voiture de route à effet de sol et elle avait une aéro et un refroidiss­ement actifs ». Grâce à tout cela, elle a battu le record de vitesse d’une voiture de route, homologué à 386,3 km/h (avec une pointe dans un sens à 391 km/h) en 1998. Elle ne sera battue qu’en 2005 par la Koenigsegg CCR. La Mclaren F1 est la voiture la plus célèbre de Murray, mais il en a réalisé d’autres, comme la brillante Light Car Company

Rocket (une petite biplace en tandem qui ressemble à une F1 des années 60, motorisée par un 1,0 l de moto), les citadines T25 et T27, et la nouvelle TVR Griffith.

« J’observe ces 40 voitures, 60 en comptant celles qui n’ont pas été produites, avec fierté, tout en connaissan­t leurs défauts. » À la question évidemment cliché de sa préférée, il donne “une réponse cliché” : « Le choix évident est la Mclaren F1, parce que, même si je ne pensais pas en faire une voiture de course, elle a remporté les 24 Heures du Mans. Je suis la seule personne à avoir conçu aussi bien une voiture qui a gagné Le Mans qu’une monoplace victorieus­e en F1 ».

Les concepts de citadines T25 et T27 semblent radicaleme­nt opposés à la F1, mais leurs philosophi­es ont beaucoup en commun, dont les obsessions de Murray pour la réduction du poids et l’utilisatio­n de technologi­es issues de la Formule 1. « Gordon Murray Design (GMD) s’est fait connaître comme un fabricant de citadines grâce à elles, mais en réalité il s’agit de trouver une nouvelle façon de produire des voitures en grande série. En réalité, nous sommes une société de propriété intellectu­elle. »

Ces projets ont exploré le procédé de GMD appelé istream, décrit sur le site Internet de l’entreprise comme « une façon de repenser fondamenta­lement la façon dont les voitures sont conçues, développée­s et fabriquées. Holistique dans son approche, il combine les technologi­es allégées de la F1, une motorisati­on à faibles émissions, d’excellents standards de sécurité et une flexibilit­é de production sans précédents ».

Ce système de création automobile est le point culminant de tout ce que Murray a appris depuis son adolescenc­e où il lisait les magazines automobile­s à Durban, en Afrique du Sud. Ces articles sur les Lotus Elite et Elan ou sur la Type E l’ont inspiré et en ont fait un admirateur de la philosophi­e “light is right” chère à Colin Chapman. « Depuis l’âge de 7 ans, je voulais être pilote de course. J’ai conçu ma propre voiture, L’IGM (Ian Gordon Murray) Ford, et j’ai eu beaucoup d’accidents. » Ce qui ne l’a pas empêché de remporter de nombreuses victoires de classe sur circuit et en courses de côte. Lorsqu’il est arrivé en Grande-bretagne, il a vendu la voiture, mais il en a récemment réalisé une réplique. En 1971, Murray est brièvement devenu artisan automobile et

a vendu quatre coupés en aluminium. Puis, dans les années 80, il a développé une version à moteur central de la kit-car Midas, motorisée par un 4-à-plat Alfasud. Et après la F1, il y a eu la Mercedes SLR, assemblée par Mclaren, une autre supercar, mais très différente. « Je devais partir avant la SLR, mais nous avions gagné le contrat et je ne pouvais plus vraiment quitter mon poste. Je suis fier de sa conception, mais ce n’est pas mon type de voiture. C’était la Mercedes la plus solide et la plus rigide », ajoute-t-il, sans grand enthousias­me.

Murray est bien plus volubile à propos d’un engin bien différent. « La voiture la plus importante que j’ai jamais conçue est l’ox. » Ce camion, livré en paquets plats et conçu pour le Tiers-monde, est aux antipodes de ses Formule 1. « Je l’ai dessinée avec Jim Dowle », un collègue de GMD qui travaille désormais pour Apple. « Elle va aider de nombreuses personnes dans le monde. Une hypercar est importante en tant que voiture de poster pour les enfants ou pour introduire de nouvelles technologi­es en rendant quelques personnes très heureuses. Mais face à une Ox, ça fait pâle figure. » L’OX est la vision du philanthro­pe Sir Torqil Norman : un camion dessiné pour être fiable, facile à entretenir et versatile, dans les conditions changeante­s et souvent difficiles de l’afrique. Même si elle n’en a pas l’air, elle a été inspirée par une des voitures préférées de Murray, la Renault 4. Cette traction économe était excellente en tout-terrain avec seulement 2 roues motrices et une forte garde au sol, comme l’ox. Une campagne de financemen­t participat­if doit propulser son développem­ent à l’étape suivante.

L’OX démontre l’impression­nante profondeur de l’odyssée automobile de Murray, à un point que ce dernier pourrait être considéré comme plutôt dispersé. Mais une idée forte s’en dégage, guidée par l’intérêt de Murray pour « les structures composites et la recherche de poids le plus faible », issue de son admiration d’enfance pour Lotus. « J’ai fait carrière dans l’utilisatio­n des technologi­es composites », dit-il. Durant son époque Brabham il y avait « des freins carbone en 1976, un châssis carbone en 1979, l’arceau en carbone de la BT52, puis les F1 à monocoque carbone en 1992… ».

Les expériment­ations de Murray se sont parfois faites dans la

« UNE HYPERCAR EST IMPORTANTE POUR INTRODUIRE DE NOUVELLES TECHNOLOGI­ES EN RENDANT QUELQUES PERSONNES TRÈS HEUREUSES, MAIS FACE À UNE OX, ÇA FAIT PÂLE FIGURE »

douleur. À propos de la Brabham BT49, il témoigne : « Je me suis trompé. John Barnard, chez Ferrari, a vu juste deux ans plus tard, avec une enveloppe stabilisée et une structure en nid-d’abeilles entre deux panneaux. Elle est efficace pour absorber les impacts. C’est une leçon que j’ai apprise pour la F1, qui avait une enveloppe stabilisée en trois parties. » Au tarif de la F1, une monocoque aussi coûteuse restait viable, mais Murray ajoute : « Chez Mclaren Cars je me suis dit qu’il devait y avoir une solution pour baisser les coûts, pour la rendre disponible sur les voitures de tous les jours. La F1, les Lotus, elles utilisaien­t toutes la même technologi­e de carbone placé à la main. La Mercedes SLR était plus mécanisée car nous en produision­s 700 par an. istream est à un autre niveau », indique-t-il à propos du système d’assemblage et de production que GMD a imaginé.

« Sur les voitures de course, la fabricatio­n en fibre de carbone est très coûteuse, avec un procédé très long. Nous avons maintenant réduit le cycle à 100 secondes et 20 euros par panneau en nid-d’abeilles. istream 3 (la dernière itération du système) est la caisse en blanc ultime. C’est toujours du nid-d’abeilles mais avec de l’aluminium à la place des tubes en acier. C’est 35% plus léger et cela règle les problèmes de déformatio­n et de torsion. » Depuis, GMD a vendu cette technologi­e versatile à Yamaha et à TVR.

La capacité de Murray à dessiner des voitures est tout aussi versatile. « J’ai les meilleurs ateliers de prototypag­e, de gestion et de design. Comme Chapman, je suis entouré des très bonnes personnes. » Malgré la taille de son équipe, il ajoute « qu’il dessine toujours… C’est comme la guitare : je n’ai jamais arrêté ».

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Ci-contre et page de droite Avec Sir Jackie Stewart durant sa longue carrière en Formule 1. Murray parle avec passion de son concept istream et de l’ox.
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