Parents

LA CHRONIQUE DE CLAIRE CASTILLON

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Je m’étais promis, jadis, de ne jamais m’extasier sur les mots de mon enfant. La joie dense des mères racontant les bons mots de leur deux à trois ans me mettait mal à l’aise. On était donc ravi d’entendre des sottises, et ça se faisait la course dans ladite poésie. De « j’ai mal aux chaussette­s » au « le ciel a mis son écharpe de nuage », j’en ai trop entendu pour en avoir envie. Et pourtant… quand ma fille m’a parlé d’une personne mal aimable, me disant qu’elle parlait seulement en « motsrequin­s », j’ai appelé quinze amis. Je ne téléphone jamais. Je réponds quelquefoi­s. La torture est terrible. Le bruit de la sonnerie, le temps passé à ne rien dire, mais là je voulais le caser : « Elle a dit mot-requin ! tu te rends compte comme c’est beau ? » Mais oui, c’est magnifique, m’ont répondu les gens. Juste avant de me vider leurs souvenirs personnels. Leurs enfants en ont dit, de belles choses, avant le mien. Seulement voilà… je m’en fiche ! Les mots d’enfants ne valent que si l’enfant est le mien. Je réponds à peine aux mots des autres, franchemen­t, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ! Il a dit Bleu comme un crocodile, il a dit Doux comme une aubergine… Eh bien, ma fille fait mieux ! Elle a dit à son père « Ils sont trop mignons, tes poils ». Oui, c’est mignon, me dit-on. Mais on ne s’extasie pas. Je comprends, pas à pas, ce que je sais déjà. Les mots sont des merveilles s’ils viennent de ceux qu’on aime. Les mots de ma fille que je prends pour des mots doux résonnent chez les autres comme d’autres carillons. Le son de cloche, on connaît. Et pourtant on se doit de noter, d’archiver. Pas pour d’autres, mais pour soi. Quand chaque mot, un jour, va se trouver à sa place, quand l’école aura dit “On ne peut pas – on ne doit pas”, comme il sera doux de rouvrir le cahier que je remplis à chaque fois que son âme colorée s’expose sur ses lèvres. Hier, à la cantine, elle a eu des pâquerette­s. Surtout ne pas chercher s’il s’agit de gaufrette, ou de tout autre chose : de la viande à pétale, du poisson à pistil ? Je ne veux pas le savoir. Ce qui m’importe maintenant, plus que de le raconter, est de le noter vite, juste avant qu’il s’en aille.

Il y a les bons mots, et puis les mauvais mots, grammaire alambiquée et pourtant si logique. Va y aller ! me dit-elle, en m’envoyant chercher un Popi, un gâteau. Pas question de ma part de lui répondre tout de suite de ne pas le dire ainsi. On dit Vas-y. Pourquoi ? J’aime qu’on dise comme ça vient, la logique est à soi. Je la garde encore un peu, sa logique qui m’étonne. J’attends que le temps transforme. Soudain, elle rectifie. Heureuseme­nt, j’ai noté. Entre bons et mauvais, ses mots sont tous des charmes qu’elle me jette dessus, me rappelant à chaque fois les trouvaille­s perdues. Qui décide du langage ? Pourquoi ne pas laisser à chacun ses bons mots, ses idées ? Pourquoi les lui barrer pour lui dire On dit ça ? Rayer la poésie est devenu un métier. Il porte le mot Parent, Professeur ou Docteur. On est fou, on a tort. Il faudrait au contraire, au lieu de ricaner, apprendre à s’incliner chaque fois que des pâquerette­s poussent dans nos assiettes.

“HIER, À LA CANTINE, MA FILLE A MANGÉ DES “PÂQUERETTE­S”.”

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CLAIRECAST­ILLON,ÉCRIVAIN ETMAMAN D’UNEPETITE FILLE.

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