Jusqu’à la mer des Sargasses
Voilà près d’un siècle que l’on sait que l’anguille se reproduit dans la mer des sargasses. Le danois Johannes Schmidt, après avoir sillonné l’Atlantique durant une vingtaine d’années, a publié ses observations en 1922 : les larves leptocéphales sont les plus petites dans la mer des Sargasses, donc c’est le lieu de la reproduction. Mais malgré des décennies de recherches, aucune anguille adulte n’a pu y être trouvée ! On sait désormais, d’après des captures de larves, que les leptocéphales éclosent à partir de décembre avec un pic en février. Depuis une douzaine d’années, le suivi d’anguilles portant des balises permet de confirmer cette migration. Une première série de 22 anguilles a été relâchée d’Irlande en 2006. Quelques semaines plus tard, 14 d’entre elles ont été repêchées non loin des Canaries et des Açores, à 1300 km de leurs points de départ.
Ces dernières années, dans un grand programme financé par l’Europe qui s’inquiète de la raréfaction de l’espèce, 707 anguilles ont été suivies dans leur migration depuis leurs rivières de départ situées dans divers pays, y compris sur la façade méditerranéenne. Les informations d’une centaine de « balises satellites Argos », remontant en surface à une date donnée ou à la mort de l’animal et envoyant leurs données par satellite, ont pu être obtenues. Et 206 « balises archives », remontant en surface à la mort de l’individu et dérivant ensuite, ont pu être récupérées. La route de 80 individus a été reconstituée. Dans tous les pays, le départ des anguilles argentées est centré sur le mois de novembre. Celles de Suède contournent la Grande-Bretagne par le nord, puis s’orientent sud-ouest, rejoignant celles d’Irlande. Celles du Danemark passent au plus court par la Manche. Toutes, y compris celles de notre façade atlantique ou encore de Méditerranée après un passage par le détroit de Gibraltar, convergent vers les Açores. Elles nagent en surface la nuit, mais se déplacent entre 200 et 1 000 mètres de profondeur durant le jour. La plupart font ainsi une vingtaine de km par journée, nageant bien moins vite que ce que l’on pensait. Il semble que les anguilles dont les balises n’ont pas été récu- pérées aient été la proie des thons et mammifères marins. Aucune n’est cependant parvenue jusqu’à la mer des Sargasses. Les chercheurs pensent que les balises, d’une trentaine de grammes, ont pu handicaper leurs migrations. De l’autre côté de l’Atlantique, l’anguille américaine fait une migration plus courte. Les chercheurs canadiens ont relâché 38 anguilles avec balises, mais directement dans l’Atlantique, réduisant encore de 1 400 km la distance à parcourir. Elles sont parties vers la haute mer puis ont bifurqué plein sud dès avoir quitté le plateau continental, plongeant parfois jusqu’à 700 m de profondeur. On sait avec certitude que certaines ont été dévorées, notamment par le requin taupe et le thon rouge.
Après avoir parcouru 2 400 km et à la moyenne de 49 km par jour, par des températures allant de 2,5°C au nord et 25,1°C dans les Sargasses, l’une d’entre elles est parvenue au but, en mer des Sargasses !
Quant à la fraie en profondeur, elle n’a encore jamais été observée ! Ce serait un sacré scoop...
Chlordécone aux Antilles
La pollution par le chlordécone est un autre problème d’environnement et de santé publique en Guadeloupe et surtout en Martinique. Cet insecticide organochloré persistant y est resté autorisé par dérogation jusqu’en 1993 et utilisé sans doute jusque vers 2005-2007 dans les bananeraies. Il contamine les sols, les eaux douces et même des ressources marines littorales. Une contamination qui est un désastre de santé, en particulier les cancers de la prostate y sont parmi les plus fréquents au monde ! Des plans d’action sont mis en oeuvre, portant en particulier sur la consommation familiale de poissons marins. Mais leur efficacité reste trop limitée...
continents et dans les eaux douces ! « Les sargasses apparaissent comme une oasis de vie au milieu des océans, nous a dit Sandrine Ruitton, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille. Elles forment un écosystème particulier et très riche avec une multitude d’espèces qui leur sont rattachées. C’est une richesse écologique parce qu’il y a énormément de poissons et de biomasse. D’ailleurs elles sont bien connues des pêcheurs locaux qui viennent autour lorsqu’elles sont près des côtes ». Elle a participé à deux missions sur les sargasses avec plusieurs autres scientifiques du laboratoire de l’Institut Méditerranéen d’océanologie (MIO) et de l’Institut pour la recherche et le développement (IRD). À bord de l’Antéea, un des sept navires hauturiers de la flotte océanographique française, la première expédition s’est déroulée en juin-juillet 2017, de Cayenne à la Guadeloupe avec une incursion en mer des Sargasses. La seconde, en octobre 2017 et à bord du Yersin, navire océanographique de la Principauté de Monaco pour le programme Monaco Explorations, a traversé l’Atlantique depuis les îles du Cap-Vert jusqu’à la Martinique (Cf. carte Google Earth). Les biologistes ont trouvé une faune abondante dans et sous les algues. Avec de nombreux poissons. Des espèces pélagiques comme la coryphène, à la chasse notamment des poissons volants. Ou des foules de comètes saumons, des sérioles (limons), notre baliste commun, etc. « Les sargasses attirent une grande quantité de poissons pélagiques, fait remarquer Sandrine Ruitton, comme un grand DCP, dispositif concentrateur de poissons. Avec de gros poissons et beaucoup de très petits. Elles servent de pouponnières, de nurseries, à de nombreuses espèces. Autre rôle écologique, leurs radeaux permettent à des espèces fixées aux algues de faire des voyages transatlantiques ». Elles ont une grande importance écologique.
La mer des Sargasses
Jusqu’ici, les sargasses pélagiques étaient connues pour leur présence dans la justement nommée « Mer des Sargasses »,
une portion de l’Atlantique toute particulière. Entourée de grands courants, principalement le Gulf stream, c’est une « mer sans rivages » à l’exception des îles Bermudes. Une zone de calme qui s’étend sur environ 1000 km du nord au sud, et 3000 km d’ouest en est, soit trois millions de km², plus que la Méditerranée. C’est une zone globalement tourbillonnaire réputée pour ses sargasses, signalées en 1492 par Christophe Colomb, qui peina beaucoup à la traverser, ralenti par le manque de vent et les algues. Cette mer est généralement considérée comme peu productive biologiquement. Les témoignages du passé la décrivent pourtant comme envahie par d’immenses tapis de sargasses et bien peuplée en thons. Descriptions exagérées ? Ou bien les algues y auraient-elles diminué ? Des observations canadiennes par satellites, effectuées de 2002 à 2008, ont permis de cartographier l’abondance des algues et de révéler un déplacement saisonnier des masses végétales. C’est dans les profondeurs de cette mer que viennent se reproduire les anguilles atlantiques, l’espèce européenne comme l’américaine. Cernée par les courants de l’Atlantique, c’est aussi la zone centrale d’un tourbillon océanique, un gyre où viennent s’accumuler les déchets dérivants dans l’Atlantique Nord. Découvert en 2010, quelques années après celui du Pacifique, ce vortex de déchets occuperait une zone étendue sur plusieurs centaines de km². Il a été étudié en 2014 par « l’expédition 7ème continent », venue de France, et en 2015 par la mission francosuisse « Race for water ».
Une nouvelle mer des Sargasses ?
Les deux missions scientifiques de 2017 ont eu pour mission de comprendre l’origine des sargasses échouées dans les Antilles ces dernières années. Leurs observations, les analyses et 2000 échantillons sont en cours d’étude.
Sur son parcours, l’expédition a trouvé relativement peu de radeaux d’algues en mer des Sargasses. Alors qu’elle en a rencontré beaucoup dans la mer des Caraïbes et au nord-est de l’Amérique du Sud, en particulier face à la Guyane. Elles étaient d’ailleurs souvent accompagnées de débris végétaux d’origine terrestre ou d’herbes marines littorales. Les chercheurs ont aussi rencontré des algues lors de leur traversée de l’Atlantique en venant de l’Afrique. Ce qui corrobore les observations d’échouage sur les côtes africaines, comme en Guinée, Sierra Leone ou encore en Côte d’Ivoire.
Tout se passe comme si les sargasses s’étaient échappées de la mer des Sargasses pour coloniser de nouveaux espaces marins dans l’Atlantique et notamment près de l’Amérique du Sud ! « La zone subtropicale de l’Atlan- tique est devenue une nouvelle mer des Sargasses, c’est là qu’on en trouve désormais le plus, observe Sandrine Ruitton ».
Il reste à vérifier déjà s’il s’agit bien des mêmes espèces. « Leur identification est en cours, note Sandrine Ruitton. Il y a bien trois formes différentes, les mêmes dans l’Atlantique, quoiqu’en proportions différentes selon les lieux. Trois formes sûrement, mais pas forcément trois espèces distinctes ». La classification des sargasses n’est pas simple en effet. Il existe de nombreuses espèces du genre Sargassum, le Régistre mondial des espèces marines (WRMS) en compte 360 !
Ce récent développement algal ressemble à bien d’autres invasions biologiques végétales tout comme animales, en milieu marin comme d’ailleurs sur les continents.
Les causes de cette proliférations demeurent incertaines. « La croissance nouvelle des sargasses peut être provoquée par divers facteurs, selon Sandrine Ruitton. L’hypothèse la plus souvent évoquée est l’augmentation des apports de nutriments par l’Amazone » . La déforestation et le développement agricole ont sans doute augmenté les nutriments azotés, tandis que la croissance des populations humaines et l’urbanisation – sans assainissement ni épuration suffisantes – doivent apporter des phosphates. Autre cause possible, le changement des courants marins, mais il n’apparaît pas évident. Liée peut- être au réchauffement global, une modification de l’hydrodynamisme est à même de transporter les sargasses autrement que pendant les décennies ou les siècles antérieurs. Le réchauffement
peut aussi modifier la croissance des espèces d’algues, ou de leurs populations de brouteurs. Comme ailleurs dans les espaces marins, il faut aussi mentionner l’apport de nouvelles espèces par les transports maritimes, voire par les déchets. Et les déséquilibres des populations marines par les surpêches, qui ouvrent de nouvelles « niches écologiques ».
Marées brunes aux Antilles
Depuis 2011, des « marées brunes » de sargasses empoisonnent les côtes antillaises, en Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, et diverses petites îles, d’ailleurs comme dans toute la zone des Caraïbes.
Les échouages de sargasses sur les côtes étaient connus sur les bords de la mer des Sargasses, aux Bermudes et sur les côtes américaines. Ils paraissent d’ailleurs en diminution aux Bermudes. Tandis que ces dernières années ils arrivent nettement plus au sud, pas loin même de l’équateur. Ils sont également devenus fréquents depuis plusieurs années au Mexique et sur la côte est des USA. Les chercheurs canadiens, français et américains qui ont étudié des images satellitaires ont observé des amas de sargasses inattendus, notamment dans le Golfe du Mexique. Les arrivées d’algues en masse dans les Antilles sont extrêmement gênantes pour les populations de ces îles. En se décomposant dans les baies et sur les littoraux, elles produisent des odeurs et dégagent Ces algues brunes à flotteurs hébergent une grande diversité d’animaux, certains microscopiques d’autres de bonne taille, invertébrés et vertébrés, mobiles ou fixés. D’après Gisèle Champalbert, La Recherche, septembre 1978. des gaz irritants et toxiques, principalement l’hydrogène sulfuré et des composés voisins malodorants, ainsi que de l’ammoniac. Ces gaz irritants pour les yeux et les voies respiratoires incommodent les habitants. Ils sont même corrosifs vis-à-vis des métaux voire de l’électronique.
Ils ont des conséquences économiques en perturbant notamment le tourisme. Ils gênent même la circulation maritime puisque les ports de La Désirade et l’île de Terre-de-Bas ont été temporairement bloqués et ces îles coupées du monde.
« Les échouages répétés et massifs impactent par ailleurs les milieux naturels, selon la Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) de Guadeloupe. Notamment en perturbant les plages connues pour être des sites de pontes de tortues marines et en asphyxiant les milieux marins côtiers, impactant ainsi fortement des herbiers marins et des récifs. Les conséquences sur le long terme de ces modifications brutales survenues depuis 2011 restent pour le moment inconnues. Sur les côtes, les sargasses constituent une perturbation forte, alors qu’au large, elles constituent au contraire un habitat abritant une forte biodiversité ! »
Les arrivées s’avèrent particulièrement abondantes en 2018
La DEAL de Guadeloupe publie sur son site un bulletin des risques d’échouages. Il se base sur des images satellitaires et la connaissance des courants marins. Quoi faire ? Un plan d’action a été décidé par les autorités. Chaque jour 80 tonnes étaient récoltées en 2017 dans la région ! Le plan a été ensuite appuyé par l’échelon national, le ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot ayant annoncé des actions pour 10 millions d’euros. Avec comme première intervention d’urgence le ramassage rapide des algues, autant que possible avant leur décomposition : « l’objectif de ramassage 48 heures après les échouages ». Un « aspirateur à sargasses » a même été commandé. Outre les désordres écologiques des échouages et même de leur ramassage, on peut s’inquiéter aussi de ce que l’on fera des masses récupérées. Des sites d’épandage sont listés par les autorités. Le remplissage des sites risque d’être insuffisant pour y jeter les milliers de tonnes de déchets. Diverses pistes sont envisagées pour éliminer les biomasses récoltées et les valoriser : filières d’engrais et de composts, fabrication de plastiques biodégradables, utilisations énergétiques, voire renforcement de dunes... Mais elles n’en sont qu’au stade des études et des essais. Cependant, en novembre 2018, la société Algopack affirme posséder une technique pour en faire des plastiques.
En attendant, les populations antillaises doivent faire face à la calamité des marées brunes depuis 2011 et qui semblent particulièrement fortes cette année... ■