Pêche en Mer

Ange Porteux

- Texte et photos de Hervé Petitbon

Si, après 104 ans, le temps est venu à bout de sa dextérité à escalader les rochers des côtes de sa Bretagne, il n'a en rien entamé son éternelle passion pour la pêche du bar. Ses yeux de sterne pétillent toujours lorsqu'il évoque son poisson fétiche. Entretien avec Ange Porteux, le pape de la pêche aux leurres, pour une leçon de pêche, et une leçon de vie.

Ma première rencontre avec Ange Porteux date de ce début de siècle (2001 si mes souvenirs ne me trahissent pas). C'était au salon de la pêche qui se tenait à Paris. Après quelques hésitation­s, j'ai osé l'aborder et le questionne­r, notamment pour avoir son avis sur les meilleurs leurres du moment. Il s'est approché très près de moi et m'a chuchoté un nom que je n'ai pas saisi d'emblée. Il me l'a donc répété. J'ai tendu mon oreille au plus près de sa bouche. J'ai alors discerné chaque syllabe du nom du « très récent » leurre qu'il me conseillai­t : « Flashminno­w ! ». Depuis, je pêche toujours avec et son efficacité n'a pas pris une ride... J'ai ensuite compris pourquoi il tenait tant à rester discret sur cette « révélation ». Ange était à l'époque en partenaria­t avec la maison Ragot. Si je me permets de raconter cette histoire aujourd'hui, c'est que je pense qu'il y a prescripti­on. Je l'ai revu occasionne­llement lors des salons qui se tiennent à Nantes, mais je n'avais pas encore eu la chance de passer du temps, en tête à tête, avec mon « maître ». C'est chose faite depuis le 2 novembre dernier. À ma plus grande joie, nous avions convenu d'un rendez-vous par téléphone à 14 heures précises, chez lui. Il m'a reçu avec un large sourire sur le palier de sa maison située sur la pointe de Saint-Pierre à Penmarc'h, dont il est le doyen. Ange habite ici depuis plus de 40 ans. À une encablure, le phare d’Eckmühl se dresse fièrement face à la mer, du haut de ses 65 mètres. Je pénètre en premier dans la salle à manger. Sur le mur d'en face, qui fait dos à la mer, est suspendu un tableau. On y voit un bar en chasse, rageur et déterminé, la gueule grande ouverte, les épines dorsales en éventail. Sur une commode sans âge, bien campée contre la face droite de la salle, s'impose un portrait de son père. Derrière, des photos ont été placées en ligne, de manière quasi militaire, sur toute la longueur de

ce meuble. Chacune a trait à des parties de pêche mémorables. Tout ce décor paraît figé dans un temps révolu. Mais cette illusion s'évapore aussitôt au contact de l'homme. « Ce sont d'extraordin­aires souvenirs » me dit-il souriant avant d'aller éteindre son téléviseur. Il regardait un dessin animé... Il se rassoit et me regarde profondéme­nt avec ses yeux verts rieurs à la Jean D'Ormesson, pour qui la vie est un déroulé d'enchanteme­nts instantané­s. Un dénominate­ur commun entre un « intellectu­el » et un « manuel ». Deux destins diamétrale­ment opposés, sur la forme, mais pas sur le fond. Et pourtant, ces deux billes rondes, serties de quelques rides, comme de légers coups de couteau, ont vu plus d'un siècle défiler. Le visage, lui, est resté lisse malgré la réverbérat­ion du soleil sur les eaux écumeuses qu'il n'a cessées de sonder durant ses 84 années de pêche.

Alors Ange, la « Pêche » ?

Je marche avec une canne, mais dans l'ensemble, ça va ! (assis sur sa chaise, il improvise des mouvements avec ses jambes et ses bras pour me prouver que son corps « suit » toujours les ordres de son cerveau). Je ne serais certaineme­nt plus de ce monde si je n'avais pas eu une certaine hygiène de vie. Je n'ai jamais fumé, jamais bu et j'ai toujours mangé raisonnabl­ement. Et puis, j'ai fait beaucoup de gym en montant et descendant les falaises, au Cap Fréhel, à Fort La Latte ou à la pointe du Raz, par exemple. Il m'arrivait même de les descendre en rappel. On m'appelait « la chèvre ! » (il rit). Aujourd'hui, je pratique la marche nordique pour continuer à entretenir mon corps. J'ai fabriqué les cannes à partir de talons de cannes à pêche. Eh oui, on casse toujours le scion mais pas ce morceau là. (il rit à nouveau). J'ai arrêté de pêcher cette année. Ces derniers temps, j'y allais en bateau avec un ami. Mais maintenant je risque de « basculer » à tous moments. Ce n'est plus raisonnabl­e. Mais je continue à créer des leurres dans mon atelier. J'ai toujours quelques idées en tête. Je vais tester leur nage dans le port.

Hygiène de vie et prudence à la pêche je suppose ?

Absolument ! Certes, il m'est arrivé de tomber dans les rochers, mais à part quelques égratignur­es, je ne me suis jamais fait vraiment mal. Car je n'ai jamais sous-estimé les dangers la mer, notamment la puissance et la soudaineté de certaines de ses vagues. J'ai donc toujours, c'est une règle que je me suis imposée, observé leurs mouvements avant de me rendre sur un poste. Ainsi, je savais avant de pêcher jusqu'à quelle hauteur elles pouvaient monter. Ce qui ne m'empêchait pas d'avoir toujours « un oeil sur elles » en action de pêche. Mais parfois, ce n'est pas suffisant...

Un jour, je me suis fait la frayeur de ma vie. Je pêchais à Saint-Malo avec deux amis sur un platier. En contre-bas de celui-ci, d'énormes déferlante­s se brisaient contre la roche. J'ai ferré un beau poisson. Une fois ce bar à bout de force après quelques minutes de combat, il a fallu que je descende le chercher. Je comptais sur mes partenaire­s de pêche pour me prévenir si toutefois de grosses vagues arrivaient. Ce qu'ils n'ont pas fait... En fait, ils me regardaien­t. Une grosse vague m'a soulevé jusqu'à un grand trou circulaire, l'eau a tourné à l'intérieur et s'est retirée. J'ai été comme « déposé » au milieu. Si j'étais reparti avec, je ne serais certaineme­nt pas là pour vous en parler.

Parlons pêche maintenant. Quels sont vos leurres préférés ?

J'ai toujours préféré les leurres de surface. On voit les bars monter dessus. D'ailleurs, c'est avec un leurre à hélice, un big big de ma fabricatio­n (à l'époque distribué par Ragot), que j'ai pris mon dernier poisson. L'année d'avant, avec ce même leurre, j'en ai pêché deux de trois kilos chacun (rappelons que Ange, lors de ces trois ou quatre dernières années, ne pêchait plus tous les jours). Ce jour-là, ils ne voulaient rien savoir. J'ai alors décidé d'utiliser mon fameux big big. Il m'a aussi valu ma prise record : 8 kg ! J'ai également beaucoup pêché avec des poppers que j'ai inventés comme le « pulsion » distribué par Sert. Mais parfois, il faut savoir s'adapter à la températur­e de l'eau. Quand l'eau est froide, en début ou en fin de saison, les bars ne montent pas toujours en surface, sauf sur les chasses. J'utilise alors des leurres souples comme le « Picol'eau », encore une de mes invention. La palette située à l'avant de la tête lui donne une nage très naturelle. Il permet de prospecter toutes les couches d'eau. Mais aujourd'hui, il y en a tellement... Et je suis certain qu'un « simple » raglou derrière une bombette,

une ingénieuse évolution du buldo, serait aussi efficace que la multitude de leurres qu'on nous propose aujourd'hui... Et si je devais regretter qu'une seule chose, c'est de ne pas avoir pêché à la mouche. Pour moi, c'est la plus belle des pêches !

Pourquoi cet amour pour le bar ?

C'est un poisson très intelligen­t, lunatique, imprévisib­le et un gros bagarreur surtout lorsqu'on le pêche depuis la côte. Ce n'est jamais gagné d'avance. Pêcher un gros bar en bateau, c'est facile, mais du bord, c'est une autre histoire ! On ne se lasse jamais de l'émotion que procure sa prise. Par exemple, beaucoup trop de pêcheurs négligent le fait qu'il a une vue exceptionn­elle. Lorsque l'eau est agitée et qu'il y a beaucoup d'écume, le bar a du mal à détecté notre présence. Nous pouvons alors pêcher sans l'appréhensi­on d'être vu. Mais quand la mer est plate et transparen­te, certains ne se doutent pas combien de bars ils ont fait fuir par indiscréti­on... Des bars qui se trouvaient « à leurs pieds ». Mais il n'y a pas eu que le bar dans ma vie. J'ai vécu une année à Madagascar où j'ai pêché des carangues de plus de 40 kg lors de combats extraordin­aires. J'ai également eu la chance de pêcher

le saumon en Alaska. Ce sont des souvenirs extraordin­aires.

Y a-t-il des postes à bars ?

Oui, certains postes sont bien meilleurs que les autres, mais j'ai pris du poisson dans n'importe quel départemen­t de la Bretagne, de Saint-Malo jusqu'à Quiberon. En fait, j'ai toujours cherché des endroits vierges, là où beaucoup ne vont jamais. Si, si, ça existe encore ! Même encore aujourd'hui ! C'est très important car le bar, même d'une année sur l'autre, a de la mémoire. Souvent, la réussite d'une partie de pêche ne tient qu'à cela.

Il fut un temps où l'on m'espionnait à la jumelle. J'arrêtais de pêcher aussitôt. J'ai fait mes dernières parties de pêche du bord à La Torche. C'est un coin exceptionn­el car la mer bouge souvent beaucoup. Je lançais mon leurre après une série de grosses vagues qui laissait derrière elle un nuage de sable. J'y ai réalisé quelques belles pêches même si au fil des années, cela devenait de plus en plus dur à cause des massacres que les profession­nels font sur les frayères, en hiver. Mais il y a aussi des pêcheurs amateurs peu respectueu­x du poisson. Je me rappelle d'un type qui travaillai­t à la Banque de France à l'époque et qui pêchait à La Torche. Il ramassait tous les poissons, maillés ou pas. Je lui avait donné le surnom de « Sans maille » (il rit).

Ange, quel conseil donnerais-tu à un jeune débutant ?

D'abord, de ne jamais se décourager ! De pêcher le plus souvent possible pour se forger une solide expérience, de suivre ses intuitions et d'aller, comme je viens de le dire, là où les autres ne vont pas. Il faut trouver le poisson et ne pas se faire « des noeuds dans la tête » sur l'efficacité de tel ou tel leurre. Qu'il commence à pêcher avec un modèle de référence qui a fait ses preuves.

Avant de nous quitter, Ange a tenu à me faire découvrir ses deux ateliers situés dans les combles de sa maison. Je découvre alors un véritable « musée » de la pêche. Moulinets, cannes mais surtout leurres de tous âges sont rangés, ou posés çà et là dans les deux pièces. Il me présente sa dernière création et m'explique comment il peut encore l'améliorer. Derrière le Velux, on distingue difficilem­ent le phare d’Eckmühl chatouillé par le crachin d'automne. À l'horizon, de vagues rochers flous semblent faire partie d'un tableau impression­niste. Ange regarde quelques secondes ce paysage de bout du monde qui rendrait mélancoliq­ue bon nombre de citadins. « C'est un bon temps pour la pêche », conclut-il !

Dans ma voiture qui me ramenait vers Crozon, bercé par la mélodie plaintive de mes essuie-glaces en fin de vie, je n'arrêtais pas de penser à ce personnage, qui, malgré ses 104 ans, se projette toujours dans le futur comme un jeune passionné prépare son matériel de pêche pour sa sortie du lendemain, avec des rêves de bars plein la tête. Je me suis dit alors : « Ange n'a pas d'âge. Il est simplement présent au monde ». Grâce à sa passion de toujours, il a su se préserver des écueils de la vie. J'ai continué ma route vers Crozon apaisé, serein, comme si, inconsciem­ment, j'avais relativisé tous mes problèmes. Demain, dès l'aube, j'irai pêcher au Cap de la Chèvre. Merci pour tout Ange ! Et longue vie à toi ! ■

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 ??  ?? Ange me présente le Pulsion TR, une de ses inventions. « Aussi efficace sur les carangues que sur les bars. »
Ange me présente le Pulsion TR, une de ses inventions. « Aussi efficace sur les carangues que sur les bars. »
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Avant de nous quitter, Ange a tenu à me faire découvrir ses deux ateliers situés dans les combles de sa maison. Je découvre alors un véritable « musée » de la pêche.
 ??  ?? Ange Porteux en ma compagnie au salon de la pêche en mer de Nantes en 2017.
Ange Porteux en ma compagnie au salon de la pêche en mer de Nantes en 2017.
 ??  ?? Ange avec un de ses admirateur­s au salon de Nantes en 2013.
Ange avec un de ses admirateur­s au salon de Nantes en 2013.
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 ??  ?? Ce poster est affiché dans son atelier. Ange présente fièrement quatre gros bars qu'il a pris grâce au traditionn­el montage « buldo-raglou ».
Ce poster est affiché dans son atelier. Ange présente fièrement quatre gros bars qu'il a pris grâce au traditionn­el montage « buldo-raglou ».

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