L’Émergence et le règne des poissons
Absents aux premières explosions de vie animale, les poissons apparaissent il y a 500 millions d’années. Ils vont régner en maîtres dans les mers au Dévonien. Ils survivent aux plus terribles catastrophes, évoluant vers les peuplements actuels. Cela malgr
Au sortir d’ères totalement glaciaires, il y a 635 millions d’années (MA), l’océan possède un peuplement varié avec quelques « vrais animaux » : éponges et Cnidaires. Des traces chimiques des éponges sont décelables vers - 640 MA. Selon de récentes observations (2012), de minuscules éponges auraient même vécu vers -735, voire -760 MA (microfossiles de Namibie). Animaux simples sûrement, pourtant une éponge actuelle d’Australie partage 70 % de ses gènes avec nous ! Les Cnidaires sont plus évolués, avec de vrais organes et une surprenante diversité de cellules y compris de neurones.
À l’Édiacarien (635-542) apparaît une faune mystérieuse. Les fossiles d’Ediacara (Australie)
ou d’Avalon (Canada) montrent une floraison d’animaux mous, en forme de crêpes, de sacs molletonnés, de frondes, de Bibendums. Vers -575 MA, des centaines d’espèces ne montrent ni tête ni membres.
En 2017 et en 2018, des chercheurs ont montré que Dickinsonia, galette de plusieurs décimètres de diamètre était bien un animal. Cette faune étrange disparaîtra quelques dizaines de MA plus tard, sans descendance apparente. Durant cette période, les premiers « bilatériens » ont laissé des traces vers -551 MA et même -585. Avec une symétrie droitegauche et semble-t-il un vrai tube digestif. Ils mesurent jusqu’à 1 cm de long. Spriggina est une espèce segmentée, telle que les futurs trilobites. Les animaux acquièrent une coquille minéralisée à partir de -550 MA. Les Cloudina ont des coquilles calcaires emboîtées qui forment même des récifs. Cette biocalcification, autre grande nouveauté, est peut-être liée à un changement de l’eau marine. Tout cela malgré des extinctions massives vers -610 et -570 MA, ou même des glaciations vers -600 et -590 MA.
541 : l’explosion animale... sans les poissons !
L’explosion animale du Cambrien, -541 MA, une énigme pour Darwin, ne vient donc pas de rien ! Ce surgissement de formes animales variées reste cependant mal expliqué. Unique dans l’histoire de la vie sur le Globe, il ouvre l’ère Primaire, surnommée « l’ère des Poissons ». Pourtant, ils ne sont pas encore là !
En une douzaine de millions d’années apparaissent dans l’océan pratiquement tous les grands groupes d’animaux connus. Notamment les arthropodes (dont les trilobites, bientôt les crustacés, pas encore les insectes), échinodermes, mollusques, brachiopodes. Cela juste après une extinction de masse.
Cette faune florissante est bien visible dans les sites du Yunnan (Chine, -522 MA) et de Burgess (Canada, -508 MA). Avec des centaines d’espèces dont certaines surprenantes comme Hallucigenia, sorte de ver à grandes pattes et aiguilles. Il en est d’inclassables, de disparues sans descendance. Mais sont présents déjà les schémas
d’organisation de presque tous les organismes ultérieurs.
Et les poissons ? Leurs ancêtres directs, les chordés, ont l’allure de petits poissons mais le corps est soutenu par une tige semi-rigide, la chorde (ou corde), pas encore par des vertèbres. Plusieurs genres apparaissent alors avec une chorde partielle, ressemblant notamment à l’Amphioxus, actuel petit filtreur du fond marin et à silhouette de poisson. Découvert en Chine,
Haikouella semble avoir été un véritable chordé et serait ainsi un ancêtre des poissons, vers -520 ou même -525 MA. De la même période, divers autres chordés ou prochordés, comme le discuté
Pikaia, ressemblaient à de petites lamproies et pouvaient même vivre en bancs, se nourrissant par filtration près du fond. Au Cambrien, les animaux ne colonisaient sans doute pas toute la colonne d’eau. Ils vivaient sur ou dans les sédiments, ou dans les premiers mètres au-dessus. Déjà, ils forment des écosystèmes complexes. Proche des arthropodes,
Lyraparax était un superprédateur de 12 cm de long. Telles d’énormes crevettes aplaties pouvant atteindre le mètre, les
Anomalocaris avaient de grands yeux comportant 16 000 facettes ! Un arthropode ressemblant à nos crevettes abritait même ses oeufs sous sa carapace il y 508 MA – la protection parentale existait déjà ! Vers -520 MA apparaissent les Conodontes. On a trouvé des millions de ces minuscules dents mais seulement une dizaine de fossiles plus complets, ressemblant à de petites anguilles molles. Les dents, donc inventées à cette époque, étaient de minuscules peignes servant de filtres alimentaires.
Blindés, les premiers poissons à l’Ordovicien
Les premiers « vrais poissons » – le terme de poisson est pratique, mais il n’est plus utilisé par les scientifiques – apparaissent vers -500 MA : les Ostracodermes ou poissons cuirassés. Ils sont bardés de plaques osseuses à constitution comparable à celle des dents. Mais ils n’ont pas de vertèbres osseuses, tout comme les myxines actuelles. La plupart font moins de 30 cm, sont aplatis dorso-ventralement avec une large tête, parfois des stabilisateurs latéraux, un rostre et/ou des écailles... Lents, lourds, de petite taille, ils vivent sur le fond ou tout près. Certains vont en eau douce. Leurs branchies servent à la respiration, pas pour se nourrir.
Très hétérogènes, les Ostracodermes vont foisonner vers -450 MA. Notamment les Anaspides, à l’époque suivante du Silurien, n’auront plus de bouclier mais seulement des écailles. Avec de vraies vertèbres, leurs caractères les rapprochent des actuelles lamproies. Ils se diversifieront encore au Dévonien, à partir de -410 MA. Mais ils peineront à survivre lors de la grande extinction qui terminera cette période. Les lamproies et myxines actuelles en restent proches. Les cuirasses de ces poissons les protègent des prédateurs de l’époque : grands mollusques, Anomalocharis jusqu’à deux mètres de long, crabes et scorpions géants. L’Ordovicien a été une période de biodiversification extraordinaire, unique même, surtout durant les premiers vingt millions d’années et notamment vers -471 MA. Des fossiles récemment découverts à Zagora (Maroc) montrent bien cette « radiation évolutive » foisonnante. Le nombre de genres connus passe de 500 à 16 000 ! Peut-être à cause de la température : les eaux au début de l’Ordovicien montaient jusqu’à 45°C, elles se sont refroidies ensuite pour devenir semble-t-il comparables aux eaux équatoriales actuelles. Il y a eu aussi des millions d’années à fortes glaciations, entre -460 et -450 MA. L’Ordovicien s’est d’ailleurs terminé par une intense glaciation avec une extinction massive.
Au Silurien, les mâchoires
La faune récupère rapidement au début du Silurien. Les mâchoires sont alors inventées alors par les poissons, sans doute dérivées d’un arc branchial. Des
biologistes australiens pensent qu’elles auraient d’abord servi à l’étreinte de reproduction, comme chez de nombreux requins actuels. D’autres Australiens ont étudié Microbrachius dicky, Placoderme de -385 MA, qui avait des mâchoires et même de « petits bras », qu’ils pensent utiliser pour « embrasser » ! Un fossile de Placoderme plus récent, Masterpiscis attenboroughi, « le poisson mère d’Attenborough », datant de -380 MA, montre un embryon dans le ventre de sa mère, avec un sac vitellin et même un cordon ombilical ! La viviparité implique une fécondation interne : « Premier exemple connu, dans l’histoire de la vie, d’un vertébré copulant. Et c’est mon nom qu’on lui a donné ! » S’est exclamé David Attenborough, scientifique et animateur télé anglais.
Les mâchoires ont élargi les capacités de nutrition, avantage décisif. Diversement utilisées, « pince universelle », « premier couteau suisse », c’est une clé du succès des poissons et de leurs descendants – nous y compris ! Elles sont apparues il y a 440 MA environ chez les Placodermes. En Chine, un Placoderme fossile avec mâchoires de 420 MA a même été appelé Entelognathus primordialis… « le premier » ! D’abord sans dents, néanmoins efficaces : la plaque osseuse inférieure pouvait se refermer sur celle du dessus comme un massicot ! À la fin du Silurien, on trouve des mâchoires osseuses dentées comme chez les poissons modernes.
Avec encore une cuirasse sur l’avant, mais en plaques articulées, les Placodermes ont des écailles sur le reste du corps. Ils ont des nageoires, d’abord pelviennes puis les mêmes qu’actuellement. Ils peuvent aisément quitter les fonds pour régner en prédateurs. C’est aussi l’époque des requins épineux ou Acanthodiens. Leur silhouette ressemble à celle des requins, qui apparaîtront 40 MA plus tard. Peut-être en sont-ils les ancêtres, comme l’indiquerait Doliodus problematicus, fossile étudié en 2017. Ils sont cartilagineux, pourtant leurs nageoires ont une large base osseuse et leur bord antérieur est renforcé par une puissante épine en dentine.
Dévonien, l’âge d’or des poissons
La période suivante, le Dévonien, commence par un climat chaud mais il connaît ensuite une violente extinction vers -370 MA, d’origine inconnue. Le dévelop-
pement de la végétation terrestre a peut-être pompé dioxyde de carbone et, par cela, refroidi l’atmosphère. L’océan a connu aussi une période d’anoxie très importante.C’est alors le règne des poissons, avec une profusion d’espèces et une diversification en groupes nouveaux.
Les Placodermes se multiplient. Aplatis, beaucoup vivaient au fond de l’eau. Certains ressemblaient aux baudroies actuelles et devaient rester à l’affût dans le sable. Les premières formes avaient été de petite taille, mais certains vont devenir très grands. Titanichthys, un Arthrodire géant, mesurait la dizaine de mètres. Il y eut de féroces prédateurs avec des dents en forme de crocs, voire
armés de becs comme Dunkleosteus terrelli. De la taille d’un petit autobus, il devait avoir autant de force dans son massicot que le tyranosaure dans ses dents ! D’autres Placodermes broutaient les algues ou croquaient les coquillages. Curieux, l’Antiarche possédait des membres antérieurs cuirassés et articulés comme des pattes de crabe. Les Placodermes ont disparu ensuite au début du Carbonifère, il y a 330 millions d’années.
Au Dévonien surgissent les « poissons cartilagineux » (Chondrichthyens, requins notamment) et les « poissons osseux » (Osteichthyens).
Les premiers vrais requins connus remontent sans doute aux alentours de - 400 MA. Le cladoselache ressemblait à l’actuel requin à collerette. Avec ses dents assez lisses, il avalait sans doute ses proies en entier. Dans ses squelettes fossiles, on a pu trouver des poissons complets !
Les poissons osseux remontent au début du Dévonien. Curieusement, les premiers avaient un poumon simple, une poche de chaque côté de l’oesophage, utile dans des eaux peu oxygénées – l’organe évoluera par la suite notamment en vessie gazeuse. Ils se séparent en deux groupes, ceux à nageoires rayonnées (Actinopterygiens) et ceux à nageoires charnues (Sarcopterygiens). Les premiers sont les ancêtres de l’immense majorité des poissons actuels. Les seconds seront les ancêtres des Tétrapodes. Parmi eux, les coelacanthes vont peupler avec succès les océans y compris à l’ère suivante, au Carbonifère. Il en reste un genre avec deux espèces : Latimeria, du nom de Marjorie Courtenay-Latimer, qui l’a découvert en 1938. Laurent Ballesta en a filmé en 2013 au large de Sodwana Bay (Afrique du Sud). Autres Sarcopterygiens, les Rhipidistiens, qui vont plutôt migrer vers les estuaires et l’eau douce. Ils évolueront en développant notamment quatre véritables membres et des poumons, et avec de multiples adaptations. Les espèces actuelles les plus proches de ces ancêtres des Tétrapodes – nos ancêtres – sont les dipneustes. Les poissons à « nageoires-pattes », émergeront du milieu aquatique vers -375 MA, évoluant vers les amphibiens. Cette transition a permis aux vertébrés de profiter de la forte productivité écologique des milieux humides, avant de conquérir les écosystèmes terrestres.
Car les terres sont devenues productives grâce à « l’explosion du Dévonien ». Y vivent en particulier divers arthropodes, dont les insectes, apparus vers -400 MA. Succès durable : on en recense actuellement 1,3 million d’espèces, soit 85 % des espèces animales connues ! La lignée verte (algues vertes et mousses) a évolué elle aussi. Désormais les fougères ont des racines et des feuilles, avec des formes arborées. Le plus vieux bois du monde, d’une petite plante datant de -407 MA, a été découvert en 2006 dans une carrière du Maine-et-Loire par Christine Strullu-Derrien, paléo-botaniste.
Un règne continué
L’époque suivante du Carbonifère est connue par ses grandes forêts de fougères et de prêles, avec bientôt les premiers conifères. Elles donneront du charbon, peut-être parce que le bois est encore mal biodégradé par les champignons.
Les forêts sont habitées notamment par les insectes comme des libellules géantes. Les amphibiens peuplent les zones humides et les terres, définitivement hors du milieu marin. Ce sont des tétrapodes parfois de grande taille. Vers -330 MA apparaissent les reptiles, premiers « amniotes »,
« Le Permien se termine par la plus effroyable des catastrophes mondiales, il y a 252 MA : 95 % des espèces marines se sont éteintes, 70 % des espèces terrestres. Le Mesozoïque qui lui succède sera l’ère des reptiles. »
ayant des embryons installés dans un sac contenant du liquide.Ainsi peuvent-ils se reproduire hors du milieu aquatique. D’abord comme de petits lézards, il vont acquérir de grandes tailles au Permien et dominer la faune terrestre. Au milieu d’une riche biodiversité marine, les poissons évoluent. Raies et requins deviennent dominants, même en eau douce. Certains nous semblent bizarres. En particulier le Permien connaît un super-prédateur de 10-12 m de long avec des dents montées sur une spirale à la mâchoire inférieure : c’est Helicoprion, le « tueur à la scie » présenté par Jeremy Wade dans River Monsters !
Malgré les catastrophes : -252, -66...
Le Permien se termine par la plus effroyable des catastrophes mondiales, il y a 252 MA : 95 % des espèces marines se sont éteintes, 70 % des espèces terrestres ! Le Secondaire ou Mésozoïque qui lui succède sera « l’ère des reptiles », y compris volants (ptérosaures), avec bientôt quelques mammifères (-220 MA). Sur les continents ce sera aussi l’ère des conifères et bientôt des plantes à fleurs (Angiospermes, -140 MA mais peut-être bien avant). La vie reprend au début du Trias, avec une redistribution des espèces. Les poissons osseux notamment vont profiter des niches écologiques laissées libres. Ils vont alors l’emporter nettement sur les raies et requins. Ce sera durable : actuellement, on recense un millier d’espèces à squelette cartilagineux pour trente mille espèces de poissons osseux !
Ils doivent pourtant affronter les reptiles. De grands prédateurs sont revenus en milieu marin, tout en conservant leur respiration aérienne. Notamment les ichtyosaures (dès -250 MA), dont la forme ressemble fortement à celle de nos dauphins. Vivipares, ils pouvaient dépasser les 20 m de long. Ils seront accompagnés, surtout aux époques suivantes du Jurassique et du Crétacé, par les Pliosaures avec des mâchoires dignes des crocodiles, les Mosasaures, les Plésiosaures. Ichthyosaures et Plésiosaures avaient le sang chaud (35-39°C), notamment d’après les isotopes d’oxygène dans leurs os, récemment étudiés par des chercheurs de Paris et de Lyon. Observation confirmée fin 2018 par un Suédois : un ichthyosaure du Jurassique avait une couche de graisse sous la peau comme les actuelles baleines. Certains poissons atteindront également de grandes tailles. Comme le géant Leedichthys qui devait faire de 15 à 20 m. Il peuplait notamment la Normandie – alors tropicale ! Ses restes, datant de 155 MA, ont été trouvés par Francis et Laetitia Dubrulle, paléontologues passionnés, entre Villers-sur-Mer et Houlgate. Une grande crise est intervenue à la fin du Trias, deux autres moins violentes au Jurassique. Mais la plus connue survient à la fin du Crétacé, il y a 66 MA. Sur les terres, elle abat brutalement 75 % des espèces, en particulier les dinosaures. Ne survivront que de petits dinosaures aviaires et de petits mammifères. Dans les mers, cette crise a touché de nombreux invertébrés, en particulier des mollusques ou les coraux durs Scleratinia, des reptiles marins et des poissons. Le Tertiaire ou Cénézoïque va être « l’ère des Mammifères », y compris en mer.
Au début, les requins prennent la place des grands reptiles marins disparus. Le Tertiaire voit cependant s’épanouir certains poissons osseux : c’est « l’âge des Téléostéens ». Survenus au Trias et surtout au Jurassique, ils vont désormais l’emporter. Comme avantage, ils ont notamment une bouche capable d’aspirer les proies ; leur corps est devenu plus léger, plus souple, plus rapide. Parmi eux les Acanthomorphes – auxquels appartient par exemple le bar – étaient présents au Crétacé. Il vont se diversifier fortement il y a 50 MA. Au point de représenter la moitié des espèces actuelles de poissons.
Leur succès se fait sous un climat fluctuant et malgré de grands prédateurs, comme le célèbre Mégalodon qui a dominé les mers depuis -25 MA à – 1 MA. Sa taille est estimée entre 15 et 28 m, pour un poids compris entre 70 et 100 tonnes ! Avec une dentition de super-grand requin blanc, il pouvait s’en prendre aux baleines, devenues entièrement aquatiques et de grande taille. Ce n’était pas le seul prédateur de ces grands mammifères marins, puisque les restes d’un « super-cachalot » ont été trouvés en Amérique du Sud en 2008 par l’équipe d’Olivier Lambret (Muséum national d’histoire naturelle). Livyatan (ex. Leviathan) melvellii devait avoir la taille du cachalot actuel. Mais ses dents étaient deux fois plus grandes, jusqu’à 36 cm de long – les plus longues de tous les temps ! La plus dangereuse menace pour les poissons vient pourtant d’un mammifère terrestre de taille modeste, apparu il y a environ 0,3 MA : Homo sapiens ! Depuis plus de cent ans, l’Homme est devenu un superprédateur qui pollue, perturbe, pêche et surpêche les océans. ■