Il faut viser haut !
Oublions un peu les coques, les palourdes et les couteaux : pour la prochaine marée, je vous invite à viser le trophée.
Les marées d’équinoxe ont été excellentes, mais c’était attendu. Quand les coefficients dépassent la valeur de 110, on sait que les ormeaux, les homards mais aussi les beaux tourteaux, seront au rendez-vous. Mais justement, j’aimerais vous parler du choix de la pêche en fonction des coefficients. Lors des dernières grandes marées, lorsque je me suis garé sur le parking bondé de la pointe du Chevet, à Saint-Jacut, je me suis dit que cela risquait d’être la cohue sur les zones à homards. Mais pas du tout ! Presque tous les gens étaient venus chercher des coques et des palourdes, laissant le bas de l’estran pour notre équipe de pêcheurs, qui en a d’ailleurs bien profité. Et là, j’avoue que j’étais stupéfait. Quel est l’intérêt de venir pêcher des coques lorsque les coefficients de marée atteignent des valeurs supérieures à 110 ? Ces gens se sont-ils rendus compte que les coques vivaient au milieu de l’estran, et qu’on pouvait les récolter tous les jours ? Ont-ils compris qu’il est inutile de s’agglutiner lors des grandes marées pour ratisser la plage, puisque ces coquillages sont accessibles en permanence ?
Visiblement non. Alors, pour le jeune lecteur qui souhaite commencer la pêche à pied, ou pour le pêcheur sportif qui débute sur l’estran, je vais commencer par rappeler les bases, puis j’expliquerai pourquoi, lors des gros coefficients, il faut viser haut.
Comprendre les marées pour viser haut
Tout pêcheur à pied doit maîtriser parfaitement les informations qui vont suivre. Pour partir à l’aventure sur notre littoral, pour trouver et déguster les fruits de mer, il faut
d’abord comprendre un phénomène de la plus haute importance : la marée. Cela va peut-être vous étonner, mais pour aller chercher les poissons, coquillages et crustacés du bord de mer, il faut aussi regarder vers le ciel. Le pêcheur du littoral est ainsi connecté aux astres, tant par le cycle lunaire que le rythme des saisons. Il faut comprendre que le rythme de la marée, et son amplitude changeante, dépendent des positions relatives du Soleil, de la Terre et de la Lune. La marée est une onde de déformation des océans due à l’attraction simultanée de la Lune et du Soleil. Il faut donc considérer trois phénomènes : la rotation de la Terre sur elle-même, la révolution de la Lune autour de la Terre et la révolution de la Terre autour du Soleil.
Lorsque la Lune, le Soleil et la Terre sont sur le même axe, l’attraction est maximale. On dit que les astres sont en syzygie et c’est très facile à observer, puisque que cela correspond tout simplement à la pleine Lune et à la nouvelle Lune. Durant cette période, les marées sont fortes, on parle de marées de vives-eaux. Inversement, lorsque l’axe Terre-Lune est perpendiculaire à l’axe Terre-Soleil, les forces d’attraction se contrent et les marées sont petites. On dit que les astres sont en quadrature, et cela correspond visuellement aux premier et dernier quartiers. Les marées sont de faible amplitude, on parle de marées de morteseaux. Donc, la conclusion est très simple : pour les animaux vivant sur le bas de l’estran, on pêche à pied lors de la pleine Lune et de la nouvelle Lune, puisque la mer doit se retirer avant que le pêcheur ait accès aux meilleurs postes.
Par ailleurs, il faut savoir que la déformation de l’océan est maximale face à l’astre attracteur et à l’opposé de l’astre attracteur, de l’autre côté du globe terrestre. La terre tourne sur elle-même en 24 heures, ce qui implique le passage en un point fixe de deux marées montantes et deux marées descendantes. Mais pendant cette journée écoulée, la Lune a avancé de 13° dans sa révolution autour de la Terre. C’est ce qui explique que la durée de deux cycles de marées n’est pas de 24 heures mais en moyenne de 24 heures 50 minutes. Autrement dit, il faut (ce n’est qu’une moyenne) un peu plus de 6 heures à la mer pour monter ou descendre. Rappelons enfin la raison des célèbres marées d’Equinoxe. Lorsque la durée du jour est égale à la nuit, c’est-à-dire autour du 20 mars et du 22 septembre, le Soleil est situé dans le plan de l’équateur terrestre ce qui amplifie les marées. Ajouté aux phases de vives-eaux, on obtient les plus fortes marées de l’année.
Précisions lexicales
En ce qui concerne les termes, sachez que le moment d’immobilité de l’eau entre deux marées se nomme l’étale. On parle d’étale de basse mer et d’étale de haute mer. La variation du niveau de l’eau entre la pleine mer et la basse mer se nomme le marnage. Le niveau final de la mer ne dépend pas seulement du coefficient de marée, il dépend aussi de la configuration de la côte, et notamment de la présence de goulot ou de cul-desac. Pour cette raison, certaines zones de Bretagne Nord et de Normandie montrent un marnage gigantesque, l’eau venant s’accumuler contre la côte, en raison de l’angle formé par la Bretagne et le Cotentin. Dans la baie du Mont-Saint-Michel, le marnage est gigantesque, presque 14 mètres, soit le deuxième au monde, seulement dépassé par la baie de Fundy, au Canada, où le marnage peut atteindre 16 mètres. Comme la baie du Mont-SaintMichel est très plate, cela signifie que la mer parcourt des kilomètres en une seule marée. En effet,
comme la zone littorale montre une très faible pente, en même temps que la mer monte de 13 mètres, elle parcourt sur le littoral jusqu’à 10 kilomètres. C’est pour cela que les touristes arrivant sur le littoral breton ou normand se font souvent piéger par la marée. Lorsqu’ils descendent de leur voiture, et qu’ils regardent la mer au loin, ils ne réalisent pas toujours que, 6 heures plus tard, l’eau sera à leur pied. Tous les ans, des visiteurs ayant garé leur voiture en bas d’une cale, à marée basse, la retrouvent plusieurs mètres sous l’eau, après leur promenade, à marée haute. On sera donc toujours très prudent, notamment avec ses enfants, en pratiquant la pêche à pied, et on prendra soin de remonter dès la fin de l’étale de basse mer.
Force des marées et zone de balancement
Dans la plupart des pays du monde, on mesure la force de la marée en donnant le niveau à marée haute et à marée basse. Mais en France, nous possédons un système de mesure des marées unique, par l’emploi d’un coefficient sans unités variant de 20 à 120. Un coefficient de marée d’une valeur de 20 correspond à une morte-eau exceptionnelle alors que 120 correspond à une vive-eau exceptionnelle, 70 étant une marée moyenne. Un pêcheur à pied consulte toujours l’annuaire des marées et sélectionne les plus gros coefficients pour traquer les espèces qui vivent au bas de l’estran, et qui ne découvrent qu’exceptionnellement. En ce qui concerne les termes, il faut savoir que le courant de marée montante est appelé le flot. Les espèces marines, notamment les poissons, utilisent le flot pour rentrer dans les grandes baies vaseuses. Le courant de marée descendante s’appelle le jusant. Poissons et crustacés se déplacent ou se cachent en fonction du flot et du jusant.
La zone de balancement des marées est donc un écosystème à part, qui est même fragmenté en micro-écosystème dépendant du temps d’émersion et de la nature du substrat. C’est parfait pour la spéciation. L’évolution des espèces et la sélection naturelle ont ainsi permis la formation d’une multitude d’espèces pouvant supporter les mouvements d’eau, avec à la clé la création d’une zone à forte biodiversité. L’estran est ainsi le paradis du naturaliste. Chaque animal a développé ses propres parades adaptatives. Certains bivalves vivent enfouis, d’autres se fixent sur les rochers. Des poissons sont capables d’attendre le retour de l’eau sous les rochers et
« La pêche à pied permet de parcourir des environnements magnifiques. Ici, une vue depuis l’île des Ebihens, qui devient accessible lors des fortes marées. »
les algues, à marée basse, l’oxygène atmosphérique étant utilisé à travers l’humidité de leur cavité branchiale. Les crustacés s’activent lorsque la mer est haute, puis s’ensablent ou se cachent dans les anfractuosités rocheuses à marée basse. C’est tout un monde qui devient accessible au pêcheur. Le pêcheur doit donc savoir qu’il ne trouvera pas toutes les espèces partout sur l’estran : il lui faut orienter sa recherche en fonction de leur zone de vie. On classe les différentes zones de l’estran en fonction du temps d’immersion. Les zones les plus hautes de l’estran, qui subissent essentiellement l’influence des embruns, appartiennent à l’étage supralittoral. Cet étage n’est guère intéressant pour le pêcheur à pied. C’est à partir du milieu de l’estran, dans l’étage médiolittoral, que l’on rencontre des espèces intéressantes, notamment les coques, les palourdes et les couteaux. Ces espèces sont faciles à récolter, même lors des marées normales : il est inutile d’attendre les marées de vives-eaux. Ensuite, et jusqu’à l’étage infralittoral, qui correspond au niveau de basse mer des marées de vives-eaux, on trouve une multitude d’espèces, qui se répartissent de façon étagée. Certaines ne sont accessibles que lors de marées de forte amplitude, tout en bas de l’estran. Par exemple, les ormeaux, les homards, les plus gros tourteaux et étrilles se rencontrent sous les rochers et dans les anfractuosités. Et n’oublions pas les praires, sur substrat sableux cette fois, ces dernières restant même légèrement sous l’eau lors des plus fortes marées. Lors des marées de vives-eaux, il faut cibler ces belles espèces, et laisser les autres pour des marées de coefficient normal. D’où l’invitation à viser haut.
Prioriser le bon endroit, le bon moment
Car franchement, je m’étonne que de nombreux pêcheurs considèrent le fait de trouver un homard maillé comme un rêve impossible, ou encore qu’il est déjà bien de ramener un seul ormeau à la maison. J’aimerais que les pêcheurs nous accompagnent sur l’estran pour voir les scores que nous y réalisons. Trouver un homard maillé, c’est juste normal lors des marées de vives-eaux, et nous en trouvons souvent deux ou trois par pêcheur lors des bonnes sorties. Il est habituel de faire le plein d’ormeaux. Et il est également habituel de compléter ces sorties par des gros tourteaux et de superbes étrilles. Le pêcheur à pied doit prendre conscience que tout cela est très accessible lorsqu’on pêche au bon endroit au bon moment. Le bon endroit : les parties rocheuses de l’extrême bas de l’estran pour les espèces précitées. Le bon moment : la dernière heure du baissant et l’étale lors d’une marée de vive-eau. Ajoutez à cela une bonne dose d’énergie pour explorer le maximum de failles et de cailloux dans le temps disponible, et le succès sera au rendez-vous. Et surtout, ne vous souciez pas des coques, palourdes et couteaux ! Ces coquillages sont certes délicieux, mais lors d’une grande marée, il y a d’autres priorités.
Je termine par un rappel, car je suis un peu agacé par ce que j’ai vu lors de la dernière grande marée. J’ai par le passé fait des commentaires optimistes sur la protection de la ressource et le comportement des pêcheurs, d’autant que, par mentalité, je déteste jouer au donneur de leçons. Je n’aime pas les curés de l’estran, ils ne correspondent pas à mon goût pour la liberté. Mais tout en disant cela, il faut préciser que la dernière marée a été un saccage total. Aucune taille respectée, coquillages écrasés sans raison, zostères labourées, un carnage ! Est-ce la période tendue qui fait que les gens perdent toute retenue ? En tout cas, devant ce spectacle affligeant, j’ai eu une nouvelle fois l’impression que la raison n’existait plus en France, et que dans ce pays idéologisé, il n’y avait presque personne entre le viandard et l’écologiste. Comme si le progrès était impossible, et que nous n’avions que deux choix : le massacre ou l’interdiction totale. J’invite les pêcheurs à pied à réagir, car dans ce pays qui succombe à l’émotion, c’est bien l’interdiction totale qui nous menace. Mon conseil : visez haut, et donc imposez-vous des tailles de capture supérieures aux tailles légales. Il y a de quoi faire sur l’estran. n