Pedale!

RESTER VIVANT

- PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA ET STÉPHANE RÉGY, À LAZISE (ITALIE) / PHOTOS: DPPI

Il avait quitté le Tour comme un malpropre à l’été 2007, viré par les sifflets de la foule et ses patrons de la Rabobank alors qu’il était en jaune à quatre jours de l’arrivée à Paris. Cinq ans plus tard, Michael Rasmussen n’a toujours pas réintégré le peloton. Mais n’a pas dit son dernier mot pour autant. Rencontre chez lui, en Italie, où le grimpeur danois a monté une nouvelle équipe. Et règle ses comptes, en livrant sa version à lui de l’histoire…

Un homme pédale seul le long d’une nationale. À sa droite, les clapotis de l’eau. À sa gauche, des cyprès immobiles et des maisons s’affalant sur des plages de galets encore vides. Les camping-cars des premiers touristes allemands le doublent sans même un regard. C’est la fin mai, l’été se lève paresseuse­ment sur le lac de Garde, au nord de Vérone. Arrivé au village de Lazise, le cycliste prend à gauche, avale un faux plat montant, disparaît dans une impasse. Un quart d’heure plus tard, le voilà douché, habillé, affairé au téléphone. Michael Rasmussen ouvre la porte de son garage. À l’intérieur, une Porsche Carrera blanche immatricul­ée en Italie, et une voiture de directeur sportif battant pavillon danois. Depuis l’an dernier, l’ancien grimpeur a monté sa propre équipe de vélo, adossé à une marque de son pays natal, Christina Watches-Onfone. Il en est à la fois l’instigateu­r et le coureur star. Inscrite au circuit continenta­l, Christina Watches-Onfone ambitionne de passer dès l’an prochain dans le giron profession­nel, avant d’intégrer, à terme, le Pro Tour. Un nouveau départ? C’est ce qu’il souhaitera­it. Hélas, Michael Rasmussen vit toujours dans la tourmente de son hallucinan­t été 2007. “On va encore parler du passé”, souffle-t-il en s’asseyant derrière la longue table en bois qui barre son salon épuré.

Des bières et des vieilles cassettes du Tour

Comment l’éviter? Le passé de Rasmussen pèse si lourd. En 2007, le coureur danois survole le Tour de France. Victoires d’étapes, maillot jaune, il file en carrosse vers Paris. “C’était la première fois que je voyais mon équipe de la Rabobank aussi unie. Nous allions tous très bien. Moi, Boogerd, Menchov, tout le monde allait 10 % plus vite que d’habitude. Jamais dans l’histoire il n’y avait eu huit coureurs d’une même équipe en tête après trois montées de première catégorie dans les Pyrénées. Il y avait un très fort désir d’amener le maillot jaune à Paris.” Mais vite, la rumeur enfle: Rasmussen aurait filouté les règlements UCI concernant sa préparatio­n à l’épreuve reine du vélo, mentant sur sa localisati­on et feintant les contrôles antidopage. Alors qu’il était censé s’être entraîné au Mexique, un ex-coureur italien reconverti commentate­ur, Davide Cassani, le jure: il l’a croisé au même moment en Italie, dans les Dolomites. Dans le même temps, l’un de ses anciens collègues vététistes, Whitney Richards, donne une interview au site velonews. competitor.com dans laquelle il déclare qu’il aurait, en 2002, apporté des États-Unis des produits dopants à Rasmussen dans une boîte à chaussures. Scandale, sifflets, grève des coureurs. Jean-René Bernaudeau, alors directeur sportif de Bouygues Telecom, résume le sentiment général: “Rasmussen, il m’emmerde! Pour moi ce type n’est qu’un simple numéro de dossard qui dérange tout le monde.” Comment réagit l’intéressé? Avec un calme qui confine à la morgue.

“Au début, je ne me suis rendu compte de rien, parce que je n’emporte pas d’ordinateur et que je ne lis jamais la presse quand je cours. Pour moi, ces neuf jours en jaune étaient les plus beaux de ma vie, détaille-t-il aujourd’hui. Puis, quand Vinokourov et Astana ont quitté le Tour (après un contrôle antidopage positif du Kazakh, ndlr), j’ai compris que les sifflets ne pouvaient concerner que moi. Quand tu fais la guerre et que tu es devant sur le champ de bataille, c’est forcément toi qui prends les coups. Ça m’a énervé, parce que j’ai trouvé ça immérité. Alors le 25 juillet, quand Sastre et compagnie se sont échappés dans la montée du Port de Larrau, j’ai pensé les rejoindre. Mais j’ai réussi à contrôler ma rage. Sinon, tout seul, j’aurais mis 80 coureurs hors délai.” Rasmussen se contente finalement de contrôler et remporte l’étape sans en faire trop, dans la dernière montée. Le soir même, à Aubisque, son maillot jaune est consolidé.

“Le téléphone a sonné jusqu’à deux heures et demie du matin. Je ne savais pas quoi faire.

J’ai sérieuseme­nt pensé au suicide. S’il y avait eu un couteau dans la chambre…”

M. Rasmussen

Puis, coup de théâtre: son équipe, la Rabobank, décide de l’exclure de la course et de le licencier à quatre jours de l’arrivée. “Ils m’ont dit: ‘Demain, une voiture va venir te chercher et t’emmener à l’aéroport.’ Et ils m’ont abandonné comme ça à minuit dans un hôtel au milieu d’une ville que je ne connaissai­s pas, seul, sans personne à mes côtés. Je ne pouvais pas y croire”, rembobine le coureur. Cinq ans plus tard, Michael Rasmussen se souvient de cette nuit comme de la “plus longue de [s] a vie”: “Le téléphone a sonné jusqu’à deux heures et demie du matin. Je ne savais pas quoi faire. J’ai sérieuseme­nt pensé au suicide. S’il y avait eu un couteau dans la chambre… Avec le recul, je suis content de m’être réveillé le lendemain matin.” Les jours suivants, le Danois les passera seul sur son canapé. “Ma femme me demandait: ‘Tu veux manger quoi ce soir?’ Mais je n’avais pas faim. Je ne pouvais pas faire autre chose que rester à boire des bières en me repassant des vieilles cassettes du Tour de France.” À propos de ses ennuis, Michael Rasumussen se contente aujourd’hui de dire qu’il était “intouchabl­e selon les règles”. Et, surtout, souligne que son employeur savait tout. “La Rabobank m’a licencié en disant que j’avais violé le règlement interne, mais je n’ai jamais menti à personne là-bas. Ils savaient tout. Quand Cassani a dit qu’il m’avait croisé, la Rabobank ne découvrait rien. Ce n’est pas moi qu’on a découvert ce jourlà, c’est l’équipe. Je me suis entraîné avec des coéquipier­s, en Italie, et ensuite je suis allé dans les Pyrénées avec Menchov et un masseur. La Rabobank m’a licencié parce qu’ils ont subi une pression de la banque (le sponsor de l’équipe), et qu’ils ont voulu sauver l’équipe, c’est tout.” Est-ce une manière de dire qu’il existait un dopage organisé à la Rabobank? “Non.” Depuis cet épisode qui lui a coûté deux ans de suspension, le nom du grimpeur est réapparu

“Si je m’étais abaissé et que j’avais dit: ‘Excusez-moi, excusez-moi, excusez-moi’ comme l’a fait Ivan Basso pour qu’on lui permette de recourir à nouveau, peut-être que je serais aujourd’hui sur le Tour de France. Mais je n’ai jamais renié mes principes. Moi, je peux me regarder dans une glace”

M. Rasmussen

dans l’affaire de dopage Humanplasm­a (transfusio­n sanguine, classé sans suite), et dans l’affaire de Mantoue (un dérivé de la première, en cours). Le coureur, lui, n’a jamais pu reprendre durablemen­t sa place dans le peloton. Mauro Gianetti, l’ancien directeur sportif de la Saunier-Duval, qui lui avait promis un contrat, s’est rétracté au dernier moment. Son compatriot­e Bjarne Riis, qui voulait le recruter en tant que coéquipier d’Alberto Contador au sein de la Saxo Bank, aussi. “Bjarne était d’accord pour me prendre. Contador aussi. Tout le monde était partant. Et puis on leur a fait comprendre que ce n’était pas une bonne idée”, se désole-t-il. Alors que tant de coureurs pris par la patrouille se sont vu offrir une seconde chance, Michael Rasmussen, lui, est resté à quai. A-t-il l’impression d’être un mouton noir du cyclisme? “Ce que je peux dire, c’est que j’ai été parmi ceux qui ont payé le plus cher.” A-t-il des regrets? “Vu que la fédération danoise était la seule à tout communique­r à l’UCI, peut-être que j’aurais dû demander la nationalit­é mexicaine (le pays de sa femme) en 2004, sourit-il. Comme ça, rien ne me serait arrivé.”

“Moi, Michael Rasmussen, signe cette déclaratio­n…”

C’est peut-être justement ce qui pose problème: l’ancien grimpeur de la Rabobank ne s’est jamais amendé. “Si je m’étais abaissé et que j’avais dit: ‘Excusez-moi, excusez-moi, excusez-moi’ comme l’a fait

Ivan Basso pour qu’on lui permette de recourir à nouveau, peut-être que je serais aujourd’hui sur le Tour de France. Mais je n’ai jamais renié mes principes. Moi, je peux me regarder dans une glace. Ma seule erreur, finalement, c’est de ne pas avoir été assez politique: je ne suis pas parvenu à me lever chaque matin pour aller dire des conneries aux gens.” En 2007, lorsque l’UCI avait imposé aux coureurs du peloton de signer une lettre dans laquelle ils s’engageaien­t à respecter les nouvelles normes en vigueur, parmi lesquelles l’obligation de renseigner les autorités sur leur localisati­on à tout moment, le grimpeur avait paraphé son accord d’un sibyllin: “Moi, Michael Rasmussen, signe cette déclaratio­n sous pression et uniquement dans le but d’exercer mon métier de cycliste profession­nel. Je ne soutiens aucun point mentionné par l’UCI.” “Beaucoup de coureurs partageaie­nt ma position et considérai­ent ces règles liberticid­es. Mais devant les caméras, pour se faire bien voir du public, tous ont fait comme s’ils trouvaient cela très bien”, dit-il. De fait, Michael Rasmussen, qui concède sans problème ne pas avoir d’amis dans le peloton, a toujours détonné dans le milieu du cyclisme. On l’a dit arrogant, lui préfère se définir comme “égoïste”. Sans se cacher: “Il faut d’abord penser à soi, parce que la marge entre le premier et le dixième est extrêmemen­t étroite dans le vélo. Et puis, même ma famille dit que je suis égoïste. Quand j’étais môme, j’ai d’abord commencé par jouer au foot. Mais l’entraîneur a vite appelé mes parents pour leur dire que je me comportais mal avec mes coéquipier­s et

“Quand j’étais môme, j’ai d’abord commencé par jouer au foot. Mais l’entraîneur a vite appelé mes parents pour leur dire que je me comportais mal avec mes coéquipier­s et qu’il fallait m’inscrire à un sport individuel. Ça m’allait très bien”

M. Rasmussen

qu’il fallait m’inscrire à un sport individuel. Ça m’allait très bien.” Passé au vélo, le Danois a là aussi eu parfois du mal à comprendre le sens du mot “collectif”. En 2006, alors qu’il était censé être au service de Denis Menchov, Rasmussen s’était ainsi embrouillé avec son leader et son directeur sportif Erik Breukink. Autre incongruit­é: le grimpeur, surnommé “chicken” par ses collègues du peloton, serait un maniaque de la précision. À tel point que des légendes se sont développée­s sur son compte: Rasmussen porterait des chaussures plus petites que sa pointure normale afin de peser moins lourd, retirerait la guidoline entourant ses cintres pour alléger son vélo et se débarrasse­rait de son collier à chaque début de col, histoire d’être plus aérien. Le Danois réfute ces anecdotes, sauf la dernière: “Si ça peut me faire gagner 25 grammes… Je ne sais pas si cela change grand-chose, mais dans ma tête, ça joue. Il y a tant de choses que l’on ne maîtrise pas sur un vélo –les adversaire­s, les chutes, la météo…– que j’essaie d’agir sur tout ce que je peux.” Enfin, il y a sa façon de courir, tout contre son époque. “On voit aujourd’hui trop de cyclistes courir comme des petits commerçant­s. Ils n’attaquent pas avant de voir la ligne d’arrivée. Moi, je pense qu’il faut plus d’anarchie dans la course, qu’il faut savoir risquer la défaite si l’on veut gagner”, dit-il. Pour toutes ces raisons, et pour quelques autres encore, l’ancien champion du monde de VTT, passé sur la route en 2002, a fini par recueillir l’inimitié de ses pairs.

“J’aime ne faire qu’un avec la route”

Mais de tout cela, Michael Rasmussen s’en fout. Après tout, il ne court ni pour la concurrenc­e, ni pour les journalist­es, ni même pour le public. Mais pour lui-même, et pour se faire mal. Pour se mesurer à la montagne, surtout. Guère étonnant, de la part d’un homme qui a tout de même collection­né deux maillots à pois de suite sur le Tour, qui a pour idole déclarée Marco Pantani et qui promet qu’il n’échangerai­t pas une seule de ses victoires en côte contre dix sprints de Cavendish. “Plus c’est dur, et plus je deviens bon. J’aime cette sensation qu’atteignent les cyclistes et les marathonie­ns, lorsque les jambes se mettent à tourner d’ellesmêmes et que l’on oublie tout le reste, le public, le paysage, et même la course. Quand on jette l’oreillette et qu’on perd le sens du temps. J’aime être seul devant dans la montagne, j’aime ne faire qu’un avec la route.” Voilà peut-être ce qui a maintenu en vie Michael Rasmussen après l’été 2007. Voilà peut-être ce qui le pousse encore aujourd’hui, à 37 ans et malgré sa mauvaise réputation, à sortir chaque jour se mêler à des dizaines de cyclotouri­stes pour aller défier les montagnes italiennes, alors qu’il regardera cette année encore le Tour à la télévision. Ça, et un dernier rêve, le seul qui lui reste avant de raccrocher les cuissards: “Je n’ai jamais gagné sur le Giro.” Et pourquoi pas? Après tout, depuis qu’il n’est plus à la Rabobank, Michael Rasmussen n’a plus, comme il le dit, à “attendre Menchov en montagne”.

“Lorsque j’ai compris que les sifflets sur le Tour me concernaie­nt, ça m’a énervé. Mais j’ai réussi à contrôler ma rage. Sinon, tout seul, j’aurais mis 80 coureurs hors délai”

M. Rasmussen

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Rasmussen le 9 juillet 2007, pour son deuxième jour en jaune. Même lui avait l’air de trouver ça un peu gros
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“Mais respectez les coureurs! Au nom du sport!”

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