Pedale!

“Les grands Tours, tu ne peux pas y aller avec un steak et des pâtes”

- PAR RICO RIZZITELLI, À AUDENARDE (BELGIQUE) / PHOTOS: DPPI, PANORAMIC ET ROGER MONNET

Une Vuelta, deux championna­ts du monde, des courses d’un jour par poignées entières. Mais aussi des embrouille­s avec Merckx, des soupçons de dopage et quelques ratés célèbres. C’est peu dire que la carrière de Freddy Maertens, étalée de 1972 à 1987, s’est déroulée dans un style empreint de bruit et de fureur. Aujourd’hui rangé des voitures, le Belge reçoit en tant que RP du musée du Tour des Flandres, une course qu’il n’a pourtant… jamais gagnée. Comme le symbole d’une vie remplie de paradoxes.

Comment êtes-vous venu au cyclisme? J’allais à l’école à vélo, 15 km aller, autant au retour.

Mon oncle courait en amateur. Si j’étais sage la semaine, je pouvais aller à la course le week-end avec mon cousin René. C’est comme ça que j’ai eu le microbe. Puis à partir de 14, 15 ans, j’ai eu envie d’en faire mon métier. Comme mes parents n’étaient pas contre, mon père –qui tenait une blanchisse­rie– a eu l’idée de me faire livrer les journaux une fois par semaine. Pendant les vacances, on rajoutait la tournée des campings et j’allais m’entraîner au retour, ou alors je partais faire une course.

Votre père vous a beaucoup poussé? Il suivait ça de près. Je devais être ponctuel, rentrer tôt. Il me disait: “Tu veux devenir coureur cycliste? Alors tu dois faire le métier.” Il m’emmenait partout. On ne se changeait pas dans les hôtels. Il fallait souvent toquer chez les gens et demander s’il n’y avait pas une petite place dans les garages, une bassine et un jerrican d’eau pour se nettoyer. Parfois, quand j’avais gagné au sprint, il était fâché parce qu’il estimait que j’aurais pu l’emporter seul, et je rentrais à la maison à vélo. D’autres fois, si je terminais cinquième mais qu’il estimait que j’avais fait une bonne course, il me serrait la main. Bon, évidemment, avec les filles, rien, hein...

Rien, vraiment? Un jour que je faisais le tour des campings pour les journaux, j’ai fait la connaissan­ce d’une fille qui travaillai­t dans une cafeteria. Je la voyais quatre à cinq fois par semaine, mais je racontais à mon père que j’allais voir des copains jouer au foot. Le patron de la fille connaissai­t mon père et l’a prévenu. Alors un jour que je la raccompagn­ais, la voiture de mon père a freiné des quatre fers –on sentait le caoutchouc qui collait au tarmac. Je me suis enfui à vélo et je me suis barricadé dans ma chambre. Mon père a brisé la porte et m’a emmené au sous-sol. Devant mes yeux, il a scié mon vélo. Je lui ai demandé: “Et pour dimanche?” Il a répondu que je ne faisais plus le métier, que c’était fini. Bon, ça s’est arrangé grâce à ma mère.

Vous n’avez pas revu la fille? Comme mon père connaissai­t bien sa mère, cette dernière est venue le soir même avec elle et les parents nous ont dit: “Si vous êtes faits l’un pour l’autre, il faut encore attendre trois ou quatre ans et comme ça, on pourra vous guider.” On avait 18 ans. Quand je me suis marié fin 1973 (avec une autre fille, la belle-soeur de JeanPierre Monseré, champion du monde 1970 à 21 ans et mort en course en 1971, ndlr), ce n’était pas encore fini avec mon père. J’habitais à un kilomètre de chez lui mais il se mêlait encore… Finalement, je suis passé profession­nel à la Flandria juste après les JO de Munich en septembre 1972. Des bonnes conditions, puisqu’à cette période de l’année, les coureurs commencent à en avoir marre, ce qui m’a permis de gagner trois courses dans le même mois.

“Certains journaux belges ont écrit que j’étais le ‘deuxième Eddy Merckx’ et que j’aurais pu gagner le Tour de France. Sauf qu’il n’y a qu’un seul Cannibale”

F. Maertens

“Je me suis soigné de l’alcool. Cela fait maintenant vingt et un ans que je ne bois pas une goutte, même pas une praline”

F. Maertens

La Flandria était une équipe mythique, dirigée successive­ment par Brieke Schotte, Guillaume Driessens, Fred De Bruyne…

Fred De Bruyne n’était pas fait pour être directeur sportif. Chaque soir, il sortait. Le matin, il n’était pas à table avec nous et dans la course, il n’écoutait pas RadioTour mais RTL ou quelque chose comme ça. C’est les autres directeurs sportifs qui lui disaient: “Il y a un coureur à toi qui a besoin de changer de roue ou de vélo.” Une fois, alors que les portes de notre bus ne fonctionna­ient plus, des technicien­s sont venus pour les réparer mais De Bruyne voulait qu’ils mangent d’abord avec nous. Ils avaient un autre dépannage à faire et n’avaient pas le temps. Il a refusé de leur donner les clés. Pollentier lui a demandé deux fois, j’ai demandé deux fois et Marc Demeyer n’a demandé qu’une fois. Au second refus, il l’a empoigné par le col, l’a décollé du sol et l’a envoyé valdinguer dans les chaises qui traînaient par là. Après ça, c’était fini... Avec mes coéquipier­s Michel Pollentier et Marc Demeyer, on était comme trois frères. J’étais chef de file mais quand je n’avais pas les jambes, j’étais honnête avec eux et eux pareil. Les voir gagner me réjouissai­t.

Vous avez gagné beaucoup de belles courses d’un jour comme Paris-Tours, Paris-Bruxelles, le championna­t de Zurich, Gand-Wevelgem, l’Amstel ou le championna­t du monde, mais jamais une des cinq grandes classiques. Comment expliquez-vous ça?

J’ai souvent été très près. Il y avait un bloc belge qui courait parfois pour me faire perdre. J’étais le plus jeune de la génération dorée et les autres n’aimaient pas partager le gâteau. Leur part devenait plus petite. Ils étaient très heureux quand je ne gagnais pas. Demandez-donc à Frans Verbeeck (autre coureur belge de l’époque), il me l’a confirmé.

Ensuite, il y a eu la malchance.

À Roubaix, en 1975, je crève à un kilomètre de l’arrivée alors que je suis avec De Vlaeminck. Au Tour des

Flandres, en 1977, un commissair­e me dit à la flamme rouge que je suis déclassé parce que j’ai changé de vélo hors zone, à vingt mètres près, dans le Koppenberg, soit 80 kilomètres plus tôt, mais qu’il me laisse faire le sprint avec De Vlaeminck parce que j’ai fait une belle course. Mais pourquoi ne m’a-t-il pas arrêté et fait monter dans la voiture-balai comme le règlement l’exige? Je voulais faire un procès après ça… Si je ne l’accompagne pas, Roger De Vlaeminck ne gagne pas...

En 1976, vous terminez huitième du Tour. Un an plus tard, vous gagnez la Vuelta: vous passiez bien la montagne?

Je grimpais bien car je n’étais pas trop musclé et que mes os n’étaient pas trop lourds. Certains journaux belges écrivaient que j’étais le “deuxième Eddy Merckx” et que j’aurais pu gagner le Tour de France. Sauf que bien sûr, il n’y a qu’un seul Cannibale. Et puis moi en montagne, j’avais des difficulté­s au-delà de 1 500 mètres.

Vous avez eu des problèmes avec Merckx: au championna­t du monde 1973 à Barcelone, vous avez 21 ans et vous vous retrouvez avec lui dans l’échappée victorieus­e, mais Gimondi vous rafle le titre à tous les deux. Merckx ne vous a plus parlé pendant vingt ans après ça…

J’étais tellement fier d’être devant avec Eddy Merckx que je lui ai dit que je serais ravi d’être deuxième derrière lui. Il ne me croyait pas, du coup il ne roulait plus et on

“Mon père m’emmenait partout. On ne se changeait pas dans les hôtels. Il fallait souvent toquer chez les gens et demander s’il n’y avait pas une petite place dans les garages, une bassine et un jerrican d’eau pour se nettoyer”

F. Maertens

s’est disputés. Alors

Ocana et Gimondi sont revenus sur nous. Lors du dernier tour, Merckx me demande de lui emmener le sprint, je réponds “OK” mais il bloque, il n’a plus l’énergie, je l’encourage et il n’avance pas. À soixante mètres de l’arrivée, Gimondi passe, je me relance, il me touche à l’estomac et je fais deuxième. Et la polémique commence en Belgique. Comme j’ai fini à l’hôpital dans un critérium le lendemain, il n’y a eu que la version d’Eddy d’imprimée (Merckx reproche à Maertens d’être revenu sur lui et d’avoir emmené le sprint “n’importe comment”. “J’avais envie de le tuer”, disait-il à propos de Maertens dans Pédale! n° 1).

Revenons au Tour 1976. Vous finissez donc huitième, gagnez huit étapes, vous prenez le maillot vert. Mais c’est un autre Belge, Lucien Van Impe,

qui remporte l’épreuve… (Il coupe) Oui, et c’est grâce à moi. Dans Peyresourd­e, il y avait Ocana et trois coureurs devant moi. Van Impe m’est passé devant, puis Zoetemelk. Ce dernier m’a attendu vers le sommet parce qu’il savait que j’étais un bon descendeur. Une fois en bas, pour aller vers le Plat d’Adet, la route était vallonnée: on voyait Ocana et Van Impe devant. Les tractation­s ont commencé entre directeurs sportifs. L’un disait: “Si tu roules, je te paye tant”, et l’autre payait aussi pour le contraire. Le Tour se jouait là. J’ai demandé à Driessens: “Qu’est-ce que je dois faire?” Il m’a demandé de rouler mais je ne l’ai pas fait. Je me suis dit que si je faisais perdre Van Impe, je pouvais déménager: aller au Maroc, en Tunisie ou même plus loin…

Du coup, Guimard, qui était le directeur sportif de Van Impe, vous a donné un peu d’argent pour vous récompense­r? Euh… Non! Mais il m’a arrangé le contact avec Roger Piel (qui avait la quasi-mainmise sur les critériums en France, généraleme­nt très bien payés) et j’ai pu augmenter mon tarif. Des critériums, j’en ai fait une quarantain­e cette année-là...

En 1979, votre équipe, la Flandria, fait faillite, et vous aussi, d’une certaine manière… Je l’ai mal vécu. La dernière année, je n’ai pas été payé. J’ai eu le fisc sur le dos pendant trente ans, parce que

j’ai été imposé sur des salaires que je n’ai pas touchés. Puis j’ai perdu de l’argent avec un homme d’affaires. C’est seulement l’année passée, le 10 juin à midi, qu’est arrivée une lettre recommandé­e me disant que c’était fini. Aujourd’hui, je ne peux pas avoir une maison à mon nom, ni une grande bagnole. Mais je n’en ai pas besoin: je suis bien marié depuis trenteneuf ans, j’ai une fille qui a un bon boulot et une petite-fille, ça me va.

En 1981, vous faites un come-back: vous regagnez des étapes du Tour, le maillot vert et vous redevenez champion du

monde. Vous l’expliquez comment? À l’hiver 1980, ma femme m’a demandé de ne penser à rien et de me concentrer sur les courses. Elle s’est occupée des histoires avec les avocats, les hommes d’affaires. Bernard Hinault aussi m’a encouragé à montrer qui j’étais au moins encore une fois, et à faire taire les rumeurs qui couraient sur le dopage et mes problèmes de boisson.

Vous avez commencé à boire quand? À partir de 1978. Le début de la fin de la Flandria. Quand ça va mal, tu cherches un exutoire. Certains prennent d’autres trucs… Mais je me suis soigné, cela fait maintenant vingt et un ans que je ne bois pas une goutte, même pas une praline.

Et le dopage? Quand tu es profession­nel, que tu dois faire les grands Tours et être sur le vélo deux cents jours par an, tu ne peux pas y aller avec un steak et des pâtes. Quand tu fais ça sous contrôle d’un bon médecin, il n’y a pas de problème.

Vous preniez quoi, des amphets, de la cortisone?

Non, les amphétamin­es, c’était plutôt la génération d’avant. Je prenais ce dont mon corps avait besoin (sic) mais on ne peut pas dire que c’était la même chose que Pollentier utilisait, que Merckx utilisait ou Demeyer ou Godefroot. Chaque coureur a un corps qui a ses propres besoins.

Les contrôles ne servaient à rien? Je n’ai pas été contrôlé positif.

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Remettons la visière relevée à la mode
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