Pedale!

94 American Flyer.

- PHOTOS: DR PAR BRIEUX FÉROT, À SAN FRANCISCO /

Quand il s’est pendu en 2014, Robin Williams n’a pas laissé qu’une filmograph­ie foutraque derrière lui, il y avait aussi pas mal de vélos et de maillots bariolés. Portrait en cuissard d’un clown triste qui croyait en Lance Armstrong.

CFAN DE “Le vélo, c’est le plus court moyen de voler…” Robin Williams avait fait du monde du cyclisme sa communauté refuge pour tenter d’évacuer en vain ses démons de clown triste. Ami de Lance Armstrong et rouleur solitaire, l’acteur disparu en 2014 avait grandi sur une terre de vélo: le comté de Marin, au nord de San Francisco. Reportage. ’est un vendredi après-midi, en plein mois de décembre 2012. Robin Williams vient juste de se poser à Paris. L’objet de sa visite? Sa lune de miel, en secondes noces. Une virée romantique, en théorie. À peine débarqué de l’avion, la star emmène pourtant sa dulcinée directemen­t à… Levallois-Perret. Destinatio­n la boutique de vélos traditionn­els français sur-mesure Alex Singer. L’effervesce­nce gagne alors la rue Victor-Hugo. Des badauds s’arrêtent, des paparazzi mitraillen­t, mais la boutique reste calme, un lieu d’artisans hors du temps. Circulant de l’atelier au comptoir, le jeune Victor est trop affairé pour reconnaîtr­e l’acteur, qui plus est “mal rasé, en sportswear et un peu crado”. En anglais, Victor essaye de comprendre la demande du petit Américain mais finit par héler son collègue Marcel, retraité, ex-propriétai­re de la plus grande miroiterie de Paris revenu à ses premières amours: “Marcel, viens-voir, il doit sûrement y avoir une star dans la rue, il y a plein de monde!” Mais son client est du genre facétieux: “Robin comprenait le français donc il a joué le jeu, en rigole Olivier Czuka, le gérant. Il a pris son téléphone et s’est tourné vers la vitrine en disant: ‘Une star? Où ça, où ça?’” Le deuxième jour, Robin Williams débarque à nouveau: “Il a essayé des maillots de vélo mais avec son bide il ne rentrait pas dedans, on s’est bien marré”, poursuit Olivier. Au moment de passer la commande, Victor demande le nom de son client. “Robin” sera sa seule réponse. Et Victor de continuer de pédaler: “Robin qui? Robin des Bois?” Le lendemain, le jeune marié laisse filer seul tout l’après-midi comme à la maison, passant de l’atelier du rez-de-chaussée à la cuisine du premier étage le sourire aux lèvres, assis entre le chauffeeau et le frigo, la traditionn­elle bouteille de Duval posée sur la toile cirée de la table de la cuisine. Un concept de lune de miel selon Robin Williams, dont l’improbable déroulé mérite un retour aux sources. Lieu-dit: le comté de Marin, au nord de San Francisco. La terre de vélo qui l’a vu grandir.

“Vélo-sexuel”

Sous le Golden Gate, des voiliers prennent le large à toute allure. Au-dessus, sur le mythique pont de la baie de San Francisco qui se prolonge dans les terres, l’autoroute pour rejoindre le comté est une autre folie douce: des chassés croisés sans raisons valables, une vitesse moyenne bien au-dessus de la limitation. Sur le bord de la route, un nombre déraisonna­ble d’animaux écrasés –ratons laveurs, chats, renards. Ce n’est qu’en sortant de la voie rapide que se dévoilent des courbes sinueuses aux arbres centenaire­s et collines luxuriante­s, où sont posées de petites maisons en bois et leur lot de vieux pick-up rouillés. Mais ce qui retient l’attention, ce sont ces randonneur­s à vélo. Partout. Hormis American Flyers de John Badham, le cinéma n’a jamais vraiment rendu hommage

“Je crois qu’il voulait faire partie d’une communauté. Il nous achetait des trucs pour faire tourner le business. C’était touchant” Emile, de la boutique Sunshine Cycles

à cette Amérique de la petite reine. À Sosoma, le jeune Williams a commencé par la lutte grécoromai­ne, la course de fond et le triathlon. Dans sa famille, pas un cycliste, et parmi ses amis, aucun compétiteu­r. Juste une terre de cyclotouri­stes qui a ensuite vu apparaître le mountain bike en 1982. 1982: une année charnière dans la vie du comédien. Son alter ego du Saturday Night Live, John Belushi, claque d’une overdose. Le soir de sa mort, les deux amis se sont vus. Robin Williams n’en parlera jamais. Une blessure béante et douloureus­e mais une prise de conscience foudroyant­e: se mettre au vélo sera sa solution pour ne pas mourir trop vite, trop jeune. Le cyclisme devient son garde-fou. S’il roule environ 80 miles par semaine, il voyage en solitaire. Sans doute parce qu’il n’appartient pas à l’Amérique qui se lève tôt: “Il ne pouvait courir que l’après-midi, en rigole Tony, son mécanicien attitré de la boutique A Bicycle Odyssey de Sausalito, forcément, il n’y en avait pas beaucoup des comme lui.” Mais surtout, il aime être seul. “J’aime le vélo, c’est ma méditation.” En trente ans d’amitié avec Tony, à raison d’une rencontre par semaine, ils n’auront roulé que trois fois ensemble: “C’était une forme de méditation qui lui permettait de ne pas se prendre pour quelqu’un d’autre.” Williams dispose alors de son bric-à-brac de machines en tous genres – CompuTrain­er, Vélotron, FitCentric programmé sur l’Alpe d’Huez– mais ne parle jamais de temps particulie­rs sur certaines distances. Sans communauté attitrée, il se gare alors souvent plus au Nord, à Fairfax, où il effectue ses sorties les plus longues. Lorsqu’il roule accompagné, il parle peu. Introverti, il résume sa passion onaniste au détour d’une interview: “Je crois que je suis vélo-sexuel.”

Des gros mollets et des poils

La monture sur-mesure fabriquée par la boutique Alex Singer était un vélo de randonneur, “celui d’un poète” dixit le gérant, à qui Williams envoie un mail admiratif: “Je n’ai jamais roulé sur un vélo comme ça.” Malgré l’équipement, l’Américain n’a rien d’un cycliste naturel: gros mollets, court sur pattes et aucune caractéris­tique le rapprochan­t d’un sprinter ou d’un grimpeur, de l’avis de tous. Des courses, il n’en fera quasiment pas, ou alors pour la bonne cause, aux côtés de Jake Gyllenhaal ou Mark-Paul Gosselaar, lors de raouts caritatifs. Côté tenues, en revanche, difficile de faire plus criard. “Il était souvent habillé n’importe comment, confie Emile de Sunshine Cycles, avec des couleurs partout, pas du genre à avoir toute la tenue orange d’Euskadi mais à tout mélanger.” Et gare à celui qui

le reconnaît et cherche à s’en gargariser. Emile se souvient le jour où l’un de ses mécanicien­s a répondu à Williams en lui donnant du Madame Doubtfire: “Il l’a massacré, il a fait des jeux de mots avec son nom, a parlé de son pénis et de ses testicules, c’était hilarant, l’autre est reparti en silence dans l’atelier…” Imprévisib­le, il peut aussi être d’une générosité sans fond lorsqu’il s’agit de sa passion. Dans la même boutique, pour un Cannondale Six 13 dont seuls vingt exemplaire­s ont été réalisés en rouge, blanc et vert, un pour chaque étape du Giro, il débourse 14 000 dollars en trois minutes. Sa collection folle de cadres de 54 centimètre­s atteindra des sommets: 100 vélos. “Il y en avait 27 dans la ville de naissance de sa mère, Tiburon, et 73 à Napa, et je crois que c’était le maximum”, confie Tony. Côté textile, il n’est pas en reste: sa collection alterne entre vieux maillots de vainqueurs du Tour et une collection improbable de ceux portés par Lance Armstrong, époque US Postal. À Fairfax, il y a aussi eu “le casque collector à 1200 dollars alors qu’il en avait déjà un sur la tête et un autre dans les mains.” Mais le passionné sait aussi penser aux autres. Tony se marre en y repensant. “Il nous disait toujours: ‘Je distribue de l’amour à tout le monde.’ Il m’a quand même fait envoyer un Coppi Trainer au prince de Galles et à Tom Hanks…” Ses tentatives foudroyant­es de rachat de boutiques en difficulté ont aussi contribué à sa légende locale. Johnny, son pote vendeur, sortait avec une cantatrice d’opéra. Amoureux en secret depuis vingt ans, elle avait fini par acheter une boutique de cycles, dont elle avait confié la gestion à des managers peu inspirés. Johnny parle de l’histoire à l’acteur. “En deux jours, les types qui s’occupent de ses affaires avaient contacté les managers et proposaien­t un montant à six chiffres pour le rachat. Les mecs ont pris peur, se sont dit qu’ils n’auraient plus la main et ont dit non.” Deux autres boutiques auront droit à son attention pour éviter la faillite. “Je crois qu’il voulait faire partie d’une communauté, avoue, ému, Emile. Il nous achetait des trucs pour faire tourner le business. C’était touchant.”

“Si un Texan peut le faire, tu peux le faire”

En 1989, l’incroyable victoire de Greg LeMond devant Laurent Fignon révèle le cyclisme à l’Amérique. Robin Williams et la communauté du vélo suivent sa victoire à la radio, aucune télévision n’ayant acquis les droits. Mais le comédien ne commence son pèlerinage sur le Tour de France qu’à la suite de sa rencontre avec Lance Armstrong. Une révélation. Accrédité à chaque fois par l’équipe du boss, il devient vite une figure de la course. “À l’Alpe d’Huez, explique le directeur de la communicat­ion d’ASO, Philippe Sudres, je sors de ma chambre d’hôtel tôt le matin et je tombe sur lui, mon voisin de chambrée, qui me dit très fort “Aaaahh, bonjour Mosssieur!” On a pris le petit déjeuner ensemble, c’était un passionné.” Le passionné pouvait faire encore plus fort. “Je l’avais rencontré au sommet du Ventoux, explique Pierre-Yves Thouaut, directeur adjoint du cyclisme chez ASO, habillé en treillis, casquette et baskets, et personne ne l’avait reconnu. Il était bloqué par un agent de sécurité qui faisait bien son boulot. On l’a laissé passer, il venait voir les coureurs…” Sa culture vélo paraît sincère et précise: “Il avait dû lire Miroir des Sports plus jeune mais je ne sais pas trop comment”, confie son mécanicien personnel. En 2008, il effectue un autre déplacemen­t, à Portland, où, apprenant la venue du mythique constructe­ur de cadres Dario Pegoretti à l’occasion du rassemblem­ent nordaméric­ain des vélos d’ateliers, il emmène des amis cyclistes dans son avion pour remonter le moral du créateur, atteint d’un cancer. La maladie est un traumatism­e chez Robin Williams. Ainsi, il envoie parfois à Armstrong des biographie­s à faire signer, souvent pour des malades qu’il rencontre par hasard. “Quand mon père était en chimio, explique Johnny, Robin m’a ramené, une semaine seulement après que je la lui ai donnée, la biographie d’Armstrong signée par Lance, avec la paraphe: ‘Si un Texan peu le faire, tu peux le faire.’” Sauf que les révélation­s du Texan constituen­t la première flèche au coeur d’un artiste fragile. L’acteur avait pris l’habitude de se moquer des médias français en mimant une piqûre, sa façon à lui de défendre un ami attaqué. “Même s’il ne l’a jamais dit publiqueme­nt, confie Tony, je sais qu’il s’est senti trahi par Armstrong. Il l’admirait tellement…” La rupture n’en est que plus dévastatri­ce. Peu de temps avant la confession à Oprah Winfrey, l’ancien de l’US Postal passe chez lui sans rien lui lâcher. La trahison d’une vie. Très vite, tout comme Ben Stiller, il prend ses distances avec le mouvement Livestrong, mais n’arrive pas vraiment à lâcher le champion déchu. “Il n’y avait pas que lui, toute l’équipe se dopait, relativise-t-il à Parade peu de temps après l’annonce. Ça a été un choc, le sentiment total que le rêve était fini.” Un jour de 2013, Robin Williams se pointe dans la boutique de Johnny. Le vendeur raconte. “Il rentre pour faire un concours de ‘Yo Momma…’ (Ta mère…, ndlr) à tue-tête, moi dans l’atelier et lui à l’entrée de la boutique, couché par terre quand, au moment de répondre à une de mes vannes, il a bloqué: il est resté silencieux.” Une gêne envahit la boutique. Le comique vaincu vient discrèteme­nt parler à l’oreille de Johnny: “Moi, au moins, je n’ai pas un boulot de merde où je dois pointer tous les jours…” Une aigreur rare. La maladie de Parkinson le ronge déjà et détruit son esprit. “Quand je fais du vélo, je me sens comme un bouddhiste qui est juste heureux d’apprécier sa modeste existence”, aimait-il à répéter. La descente, raide, se fait à toute allure. Robin Williams est retrouvé pendu chez lui le 11 août 2014. À 63 ans. Tony a été appelé pour l’inventaire. Il ne restait plus que 85 cycles. “Il en a peut-être offert à des amis…” À Paradise Cay, dans la rue où il habitait, la maison aux vélos est déserte. Côté jardin, dans la baie, les rires des enfants fusent: les voiliers, eux, continuent de tracer leur route.

“Je l’avais rencontré au sommet du Ventoux habillé en treillis, casquette et baskets, et personne ne l’avait reconnu” Pierre-Yves Thouaut, directeur adjoint du cyclisme chez ASO

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 ??  ?? Au moins, il reste à Armstrong ses 7 titres de champion des Etats-Unis de coussin-péteur.
Au moins, il reste à Armstrong ses 7 titres de champion des Etats-Unis de coussin-péteur.
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Capitaine Flamme.
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