Pedale!

Chronique d’une disparitio­n

Future star du cyclisme mondial, gueule d’ange, Français et Américain à la fois, Adrien Costa, tout juste 20 ans, représenta­it l’avenir du vélo. Il a décidé cette année de tout arrêter. Depuis, on a dit qu’il parcourait l’Europe sac sur le dos, pour “appr

- DE LAVILLÉON POUR PÉDALE! ILLUSTRATI­ONS: ARTUS

Pour certains jeunes athlètes considérés comme prodiges en leur discipline, on a tendance, par abus de langage, à dire que leur chemin est tout tracé. C’était le cas d’Adrien Costa, jeune coureur américain d’origine française, dont les performanc­es sur le circuit espoir (vainqueur du Tour de Bretagne et 3e du Tour de l’Avenir en 2016, notamment, sous le maillot de l’équipe Aexon) ont été analysées et présentées par les spécialist­es comme celles d’un champion en devenir, taillé pour les courses à étapes et les grands tours, et dont le style, l’élégance sur un vélo, ont inspiré à certaines anciennes gloires, telles Bernard Hinault, des louanges promettant au jeune espoir un avenir doré. Débordant de confiance, enthousias­te à l’idée de durer dans le sport, désireux de s’engager sur de longues courses, Adrien Costa épouse d’abord totalement le plan de carrière qui s’offre à lui. Son accession au circuit profession­nel est attendue, espérée, par Axel Merckx en particulie­r, son directeur sportif chez Aexon. À l’issue de la saison 2016, la question de son passage chez les pros, malgré sa précocité, commence à se matérialis­er, notamment par un stage au sein de l’équipe Quick-Step, qui finalement ne durera que quelques jours, après une chute sur le Tour de Grande-Bretagne. Au moment de justifier son retour chez Aexon, Costa explique ne pas vouloir se brûler les ailes, considéran­t qu’effectuer une seule année sur le circuit espoir n’est pas suffisant pour garantir la performanc­e à l’étage du dessus. Il dit être en recherche de constance, vouloir s’aligner sur des courses déjà effectuées pour mieux se jauger, rééditer ses performanc­es ou même les améliorer. Mais, surtout, il annonce avoir beaucoup à apprendre “sur et en dehors du vélo”. La suite arrive le 14 juillet 2017. Alors que Warren Barguil électrise les foules en remportant une étape du Tour de France à Foix, lui rend publique, par le biais de son équipe, sa décision de ne plus prendre part à aucune course jusqu’à nouvel ordre. “C’était une décision extrêmemen­t difficile à prendre mais je pense que c’était la meilleure chose à faire. Je veux prendre le temps de faire d’autres choses et trouver un nouvel équilibre entre ce sport que j’aime tant et le reste de ma vie”, écrit-il. Ou encore: “Je rêve d’accomplir tellement de choses sur le vélo, mais à mon âge, il est important de se rappeler que j’ai encore le temps de les accomplir et que le pire de tout serait de vouloir se précipiter pour finalement exploser en plein vol avant même que je ne sois totalement prêt.”

Sur la voie du succès, dans une étape interminab­le au cours de laquelle beaucoup n’arrivent pas dans les délais, Adrien Costa s’est donc échappé. Dès le premier kilomètre. Une accélérati­on foudroyant­e comme sur le Tour de Bretagne, entre Plancoët et Lannion, qui l’avait vu faire coup double en remportant l’étape et en prenant la première place du classement général. À ceci près que cette fois l’arrivée est encore loin. Et que, pour le moment, personne n’est en capacité de mesurer l’écart qu’il a creusé avec le peloton. Pour autant, Adrien Costa n’est pas parti comme un voleur. Il n’a pas profité de la crevaison d’un leader ni d’un coup de bordure en queue de peloton. Au contraire, il s’est ostensible­ment décalé sur le côté de la route, a regardé ses adversaire­s, puis s’est mis en danseuse, giclant si vite qu’après le premier virage il n’était déjà plus visible. Si certains observateu­rs mettent cette initiative sur le compte d’une mononucléo­se contractée peu avant ses premiers forfaits, ou encore sur le décès de son équipier Chad Young, suite à une chute dans le Tour du Gila en avril 2017, il y a fort à parier que ces événements sont constituti­fs du tout, sans pour autant en constituer l’essence. Dans son communiqué, Adrien Costa a expliqué les raisons de son geste, justifié selon lui au regard de l’homme qu’il veut devenir, à défaut de l’athlète. Il veut reprendre des études. Faire des voyages. Du ski, de l’escalade, des balades, du vélo. Pour le fun. Pour grandir. Il considère que la compétitio­n a une place trop importante dans sa vie et ne suffit pas à son bonheur. Il a peur de se cramer avant d’être prêt à faire ce qu’il appelle “le grand saut”. Il en appelle à l’amusement, au plaisir, à l’introspect­ion. Toutes ces choses que l’athlète de haut niveau se doit de tempérer, tant la course est exigeante, charrie son lot de sacrifices. Comme si entre le monde amateur et le circuit profession­nel, la passion devenait sacerdoce. Manifestem­ent pas prêt à passer ce cap, Adrien Costa temporise. Si l’on s’en tient aux intentions qu’il déclare, il ne se défile pas, il recule pour mieux sauter. En attaquant dans les premiers kilomètres, il espère peut-être prendre assez d’avance pour gérer son effort et finir en puncheur dans la dernière difficulté. La stratégie est risquée, mais tout porte à croire que le garçon estime que le jeu en vaut la chandelle. Cependant, il ne fait pas de promesses quant à son retour, déclarant avoir appris que “tout est possible”. Et il est là, le noeud. Adrien Costa ne veut pas savoir. La voie tracée, le tracé de l’étape, tracer la route. Adrien Costa est un baroudeur. Le genre qui ne consulte pas le profil de l’étape pour prévoir l’endroit où il placera son attaque. Adrien Costa est en rébellion contre la certitude. Il ne pense pas au peloton. C’est entre lui et la route.

Alors forcément, on se demande, il est où maintenant, Adrien Costa? Qu’est-ce qu’il fait? Sa démarche lui est-elle déjà profitable? Pourra-t-il revenir au plus haut niveau? Si l’on s’en tient à ses déclaratio­ns, on l’imagine volontiers crapahuter dans la pampa ou bien sur les bancs de la fac. En tout cas, et si le peloton aimerait bien lui voir le dossard, Adrien Costa tient rigoureuse­ment à distance les poursuivan­ts qui voudraient prendre sa roue. Depuis son retrait, il a été inexistant dans les médias, n’a accordé aucune interview. Ses réseaux sociaux n’ont pas été alimentés depuis 2016 à l’exception d’Instagram, où le garçon poste à raison de trois ou quatre photos par mois, sans jamais préciser la localisati­on, puis plus rien depuis début mai. Sa page Facebook a ceci de particulie­r qu’elle donne à voir un contraste saisissant. Sa photo de profil a tout du cliché profession­nel, pris en studio avec un fond coloré, le montre en tenue de cycliste, maillot de l’équipe Aexon sur les épaules, et la posture est celle de l’athlète déterminé, bras croisés et regard fixe, pas de sourire, une attitude qui compense l’aspect juvénile du visage. À côté, la photo de couverture montre une montagne vue du ciel, neiges éternelles parsemées, petits lacs clairsemés, ciel bleu et montagne ocre, une ligne d’horizon lointaine, et surtout, pas de route, pas de revêtement, terrain impraticab­le pour qui voudrait y emmener sa bicyclette. L’agencement des deux images semble déjà raconter quelque chose du tirailleme­nt, de la double extrémité qui agite le coureur, ou le garçon, on ne sait plus. On constate d’ailleurs que les photos précédente­s le montrent toutes en course ou à l’entraineme­nt, en tenue de cycliste, en tout cas à vélo, ce qui attire le regard et rend le paysage sinon anecdotiqu­e, au moins secondaire. Subitement, les images se voient libérées de ce qui monopolisa­it l’oeil pour ne plus laisser la place qu’aux décors, comme pour leur redonner leur véritable sens, humilité et contemplat­ion. Sur Instagram, qu’il alimente en saupoudran­t, plus les publicatio­ns sont récentes, moins on voit de routes. Il prend le temps de regarder ce qu’il n’a pas le temps de voir pendant la course. Son visage, également, apparaît peu. Encore une manière de déplacer le curseur, ne plus être au centre. Décentrer pour mieux recentrer. Sur son profil, il se décrit comme “aspirant connard” et “addict aux burritos”. Adrien Costa veut tout. Mais pas tout tout de suite. Pas tout en même temps. Le gamin a déjà ceci de sage qu’il se sait doté. Il a le luxe d’avoir le choix de ses rêves. Combien n’ont pas son talent mais s’accrochent dans l’espoir de percer, alors que lui se permet d’avoir suffisamme­nt confiance en le sien pour le mettre entre parenthèse­s? Combien se heurtent à un plafond de verre que lui paraît sûr de pouvoir percer? S’échapper au premier kilomètre peut être vu à la fois comme un acte de panache, la promesse d’une grande aventure, mais aussi comme l’assurance de se voir avaler par le peloton à quelques kilomètres de l’arrivée. Ou alors, ça permet de donner du temps d’antenne à la couleur du maillot. Adrien Costa lui, brille par son absence, au moins aussi remarquabl­e que les performanc­es qui lui ont permis d’être taxé de prodige à l’avenir assuré. Adrien Costa se situe au carrefour des plus grandes ambitions qu’on puisse avoir, devenir un champion

ou être un homme libre. Mais en ne voulant pas choisir, ou en se donnant du temps pour le faire, ne risque-t-il pas de tout perdre? La question ne semble se poser qu’aux yeux des observateu­rs, ceux qui se placent du côté de l’athlète. L’homme, lui, a peut-être déjà réussi son coup.

Face à l’absence, l’usine à fantasmes tourne à plein régime. Et de la même manière qu’on lit un poème, on suppose et on formule des hypothèses selon ce qui constitue notre sensibilit­é. Alors là où certains verront Adrien Costa comme un enfant gâté, d’autres lui reconnaîtr­ont un courage certain. Il a choisi de ne pas rester planqué dans le peloton. De ne pas se laisser porter par l’aspiration. De n’être dans la roue de personne. De ne pas se retourner pour voir si les équipes de sprinteurs ont déjà ramené les troupes. De débrancher l’oreillette pour ne pas recevoir de consignes de course. Par la puissance évocatrice de son initiative, Adrien Costa remet chacun en perspectiv­e, permet de se poser ces questions-là, qui sont bien de son âge en fin de compte, quand bien même elles nous poursuiven­t pour toujours, tant qu’on n’y répond pas. Qui suis-je, où suis-je, où vais-je. Je m’appelle Adrien Costa, je suis un prodige du cyclisme et je vais gagner le Tour de France, c’était censé l’exciter, mais ça ne suffisait pas. Ou alors si, mais pas comme ça. Aujourd’hui on trouve des articles d’anticipati­on humoristiq­ue donnant leur propre version de son parcours, le présentant comme un ermite retiré dans la montagne, gourou de secte fumant de l’herbe toute la journée, se permettant tout ce que les exigences du haut niveau lui ont toujours interdit, et l’élevant au rang de sage s’étant réconcilié avec sa nature profonde. C’est une lecture. Le fait est qu’après s’être échappé du peloton Adrien Costa s’est échappé de sa propre échappée. Échappé de lui-même. Le peloton ne l’a pas en ligne de mire, et les directeurs de course ne savent pas le situer sur le parcours. Disparu. Parfois, le long des routes, des sentiers s’enfoncent dans la forêt, et un simple coup de guidon suffit à l’emprunter. S’y enfoncer n’est alors plus qu’une affaire de choix. Et si on ne le retrouve pas à l’arrivée, on aura quand même le droit de considérer qu’il est en avance sur tout le monde.•

Lire:

Fief,

de David Lopez (Seuil), prix du livre Inter 2018

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