Les effaceurs.
76. Une bite, une seringue, une insulte dessinées sur la route du Tour? Pas de panique. Avant chaque étape, la brigade des effaceurs est là pour faire rentrer la course dans l’ordre. Ou pas.
Ils sillonnent les routes du Tour de France avant la caravane, les coureurs et la télévision. Leur mission: que les caméras ne capturent ni messages dégradants, ni revendications politiques, ni insultes. Engagés dans une course contre-la-montre et armés seulement de leurs pinceaux et pots de peinture, ils sont ceux qu’on appelle “les effaceurs”.
Et le triste pénis blanc est devenu un papillon rigolard. Gilets fluorescents sur les épaules, deux hommes tracent de longues lignes sur la route, dessinent des courbes et ajoutent quelques traits furtifs en une poignée de secondes. Intrigués, des spectateurs s’approchent, les mains dans le dos. Mais Patrick Dancoisne et Joël Gautriaud n’ont pas le temps de se retourner pour apprécier leur oeuvre, ni en raconter davantage aux curieux. Ils remontent dans leur fourgon et redémarrent en trombe. Le duo qui se livre à cet étrange manège porte un surnom de super-héros: “les effaceurs”. Salariés de l’entreprise Doublet, chargée depuis 2002 par Amaury Sport Organisation (A.S.O.), l’organisateur du Tour, de réaliser et de disposer les supports publicitaires sur le parcours, les effaceurs devaient à l’origine lutter contre les publicités non autorisées. Puis le défi s’est étendu à tous les messages heurtant les regards et pouvant fissurer l’image d’un Tour populaire, bon enfant, consensuel et qui s’accommode mal des
messages politiques ou des allusions sexuelles. Soit deux grandes passions françaises plus vraiment acceptables pour un événement retransmis dans 190 pays et par 100 chaînes différentes. Alors, ce pénis qui s’est affiché sur les écrans quelques jours plus tôt, Patrick Dancoisne l’a forcément pris “comme une défaite”. Il est 6h30, ce matin du 20 juillet 2017 au sommet du col de l’Izoard, et l’effaceur ressasse encore l’événement. Même avec la meilleure volonté du monde, “on ne peut pas toujours tout gérer”, dit-il pour s’excuser. Mais tout de même: pas question que l’affront se reproduise lors de cette étape si attendue entre Briançon et le sommet de l’Izoard, où le Tour adjugera une étape pour la première fois de son histoire.
Quand EPO devient EPQ
Pour Patrick Dancoisne et Joël Gautriaud, la journée s’annonce difficile. Avec ses 1030 mètres de dénivelé sur les 14 derniers kilomètres et ses lignes droites à 10%, l’Izoard agit comme un aimant pour les supporters armés de pinceaux. En contrebas, entre les lacets, quelques inscriptions vert fluo ou blanches apparaissent d’ailleurs déjà sous le crachin de la brume matinale. “Allez, c’est parti!”, lance Patrick après avoir jeté un oeil à sa montre. Pour l’étape du jour, son coéquipier et lui comptent remonter la route sur une centaine de kilomètres en amont de l’arrivée. “En plaine, il y a moins de graffitis. On va jusqu’à soixante kilomètres seulement avant
l’arrivée”, informe Joël, pour qui c’est le premier Tour à ce poste. Les deux hommes rebrousseront ensuite chemin et effaceront de nouveau des inscriptions, celles peintes entre leurs deux passages. Autre contrainte, ils doivent laisser environ 1h30 de distance entre eux et les premiers véhicules de la caravane. L’organisation prévoit l’arrivée de cette dernière à exactement 15h49 au col de l’Izoard. Pour les effaceurs, l’étape alpestre tient donc d’un contre-la-montre, avec départ à 7h. Cheveux grisonnants et carrure carrée, Patrick prend le volant. Le plus frêle Joël s’est armé de sa bible, le road-book, où est détaillé l’itinéraire et les prévisions des horaires de passage et d’arrivée. Affecté à d’autres missions, un jeune “homme en bleu”, comme sont qualifiés les employés de l’entreprise Doublet, prévient derrière sa capuche: “Des bites, vous allez en voir”. En effet… Alors que le fourgon débute sa descente, le zizi s’affiche déjà partout, sous toutes ses formes. Toutes les centaines de mètres, parfois d’affilée, des sexes masculins, des pénis, des verges, des zobs... Les effaceurs s’arrêtent au milieu de la route, se ruent sur les pots de peinture. Au mieux, le sexe est transformé en papillon, en ours... Si le temps presse, quelques coups de pinceau au hasard suffisent à rendre le dessin illisible. EPO devient plus difficilement définissable en EPQ ; les seringues, bien souvent accolées au nom de Froome, sont redessinées en échelle ; les “SOS réfugiés”, nombreux sur la route ce jour-là, sont résumés en un énigmatique “888”. “On transforme tout ce que l’on peut”, jette Joël, alors que Patrick râle: la peinture noire, qui remplace pour cette étape la traditionnelle couleur blanche, ne le satisfait pas. Le résultat de leurs ajustements est moins lisible. Le duo aura utilisé plus de 350 litres de peinture mélangée à de l’eau sur l’ensemble de l’édition 2017. Pas rien quand on sait qu’officiellement, il est interdit d’écrire sur la route. Comme le rappelle l’article 3221 du code pénal “tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable (…) est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général”. Mais les courses cyclistes le tolèrent. D’après la légende, cette pratique remonterait au Tour d’Italie 1936. Ce seraient les supporters de Raffaele Di Paco, concurrent de Charles Pélissier, qui auraient les premiers encouragé leur star de cette manière.
Des pompes funèbres à l’Izoard
Au petit matin, Gregory Boux, 41 ans, émerge de son fourgon aménagé en s’étirant. Lui a inscrit un gentil “Vive le Tour” et un inévitable “Allez Bardet”. Pas plus. Il était à court de peinture à eau. Cet ancien admirateur de Pierre Rolland (“il fait plus rien”) soutient la prestation de Patrick et Joël. Les inscriptions qui ramènent encore les cyclistes au dopage, il “trouve ça nul. On écrit pour encourager, pas pour casser”. Un peu plus tard, le crachin devient pluie et les deux effaceurs s’autorisent une pause-café à Vars. Il est environ 10h et ils ont déjà parcouru la moitié du chemin aller. Patrick achève son septième Tour. Ses 57 ans font de lui le doyen des hommes en bleu. Le reste de l’année, il jongle entre deux emplois, l’un comme barman, l’autre dans une entreprise de pompes funèbres. “Je suis porteur, maître
Alors que le fourgon débute sa descente, le zizi s’affiche partout, sous toutes ses formes. Toutes les centaines de mètres, parfois d’affilée, des sexes masculins, des pénis, des verges, des zobs...
de cérémonie, je mets en bière”, évacue-til. En bon gars du Nord, il est venu au cyclisme par Paris-Roubaix, dont le secteur pavé d’Auchy-lez-Orchies traverse sa commune de Cappelle-enPévèle. “Roubaix, c’est là que tu reconnais les champions”, tranche-t-il. À peine dix minutes plus tard, le duo est déjà reparti sur la route. D’un virage surgit un message d’une dizaine de mètres, tracé en vert fluo: “Nos politiques sont des voyous.” Patrick, ne cache pas son sourire. “Ah il est beau celui-là!” Au-dessus, une famille regarde le manège. Promis ils n’y sont pour rien. “Mais on est plutôt d’accord avec le message. Tout le monde l’est, non?” Plus loin, le fourgon dépasse une tente bordée de drapeaux CGT. “Hulot Voyou – Macron dégage – EDF 100% public”, crie le bitume. Les effaceurs sortent leurs pinceaux quand un militant déboule, furieux: “Mais qu’est-ce que vous faites? On verra quand vous serez à la retraite!” Patrick: “J’ai 57 ans, c’est pour bientôt. On fait notre boulot, c’est tout.” Le militant: “On a toujours fait ça. Ça fait partie du Tour. On a le droit de s’exprimer par rapport à Macron, quand même.” Dans le public, le soutien penche plutôt pour la CGT. “Même si ça plaît pas, chacun doit être libre d’écrire ce qu’il veut”, avance Madeline, qui attend les cyclistes en famille. Fabien Wille, professeur des universités à la Faculté des sciences du sport de Lille et auteur du livre Le Tour de France, un modèle médiatique, compare les effaceurs aux modérateurs des sites Internet, mais avec un fourgon à la place d’une souris. Pour lui, rien d’étonnant à ce qu’A.S.O cherche à maquiller certaines revendications. “Le sport se voudrait apolitique, mais c’est impossible.” Les caméras attirent en effet les combats en mal de médiatisation et “créent des espaces de contestation”. Ainsi, le 7 juillet 1982, les sidérurgistes de l’entreprise Usinor de Denain avaient empêché les coureurs de poursuivre la course, provoquant au passage la grosse colère de Bernard Hinault.
Alors que les coureurs attaquent le col de Vars et ses 9,3 km classés en première catégorie, Joël et Patrick ne sont plus qu’à quelques kilomètres de l’arrivée. Le sommet de l’Izoard se devine. Dernier effort de la journée: monter le maillot gonflable à pois de plusieurs mètres de haut. Mais le duo ne pourra pas terminer l’ascension. La caravane les a rattrapés et ils regarderont Warren Barguil s’élancer à la poursuite de Darwin Atapuma depuis le bas-côté. Les effaceurs en profitent pour faire le classement de leur étape à eux. Vainqueur: la bonne trentaine de graffitis en soutien aux réfugiés. Les pénis arrivent deuxième, avec 18 inscriptions effacées, mais conservent sans forcer la tête du classement général. Avec sa dizaine de messages, la politique se hisse sur le podium. Seules huit petites seringues ont en revanche camp.• été comptabilisées. Tout fout le
“Les messages politiques? On a toujours fait ça. Ça fait partie du Tour. On a le droit de s’exprimer par rapport à Macron, quand même” un militant CGT