Pedale!

L’âge de glace.

- PAR ALEXANDRE PEDRO / PHOTOS: DR ET SIROTTI/ ICONSPORT

Ni la neige sur la route, ni le froid polaire ne les ont fait reculer. En juin 88, les coureurs du Giro ont franchi le terrible col du Gavia dans des conditions météo dantesques. Ceux qui en sont revenus parlent de l’étape la plus dingue de l’Histoire.

L’histoire: le 5 juin 1988, les coureurs du Giro se lancent à l’assaut du Gavia, recouvert par la neige. Les personnage­s: un Néerlandai­s inconscien­t, un nouveau Fausto Coppi détrôné, un Américain en rose, un Mayennais à contre-sens et des hommes embarqués dans la folie d’une course et de son organisate­ur.

Vincenzo Nibali s’est toujours fait une certaine idée du cyclisme. Alors ce 13 mars 2016, tandis que l’organisati­on annonce l’annulation de la grande étape de montagne de Tirreno-Adriatico, le Sicilien l’a mauvaise. Il accuse une époque devenue trop frileuse à son goût. La défense de “l’intégrité des coureurs” n’est pour lui que le faux-nez de ces douillets qui, déjà, saluent la sage décision des organisate­urs sur Twitter. “Ils mériteraie­nt parfois d’entendre ce qu’on leur disait autrefois: ‘Pédale et tais-toi’”, grogne-t-il. Un peu vieux con, mais Nibali assume. Oui, il neige sur les Apennins, oui la météo est annoncée “désastreus­e”, oui des hommes vont souffrir pour notre bon plaisir. Mais pour Nibali, c’est l’essence de son sport. Il pourrait citer Gaul volant sous la pluie dans la Chartreuse en 58, Hinault très seul devant avec son passe-montagne et ses phalanges gelées sur Liège-Bastogne-Liège en 80, ou encore lui-même, triomphant sous la neige de Tre Cime di Lavaredo lors du Giro 2013. Surtout, Vincenzo Nibali sait que la plus belle pièce, la plus pathétique aussi, du théâtre à ciel ouvert qu’est le cyclisme, a été écrite dans le blizzard et dans le froid. C’était le 5 juin 1988, lors de la 18e étape du Giro.

Tout commence par une scène de retrouvail­les, celles entre le Tour d’Italie et le Passo di Gavia. Depuis 28 ans, le Giro tournait autour du géant de Lombardie –de ses 2621 m, de sa pente revêche (17 km de montée à 7,9% de moyenne) où l’asphalte laisse place par moments à des portions de terre–, sans oser s’y aventurer. Trop dur, trop baroque. Surtout quand l’Italie, comme elle l’avait été tout au long des années 70 et 80, était toute derrière Francesco Moser, coureur sublime mais qui ne goûtait la montagne qu’avec modération. Mais en ce mois de juin 88, Moser n’est plus là et Vincenzo Torriani, organisate­ur et scénariste du Giro depuis 40 ans, fumeur invétéré, n’a pas l’intention de réfléchir à un parcours de repli, malgré les mètres de neige annoncés au sommet. Il a sorti le Gavia de son isolement et attend désormais des acteurs qu’ils montent sur les planches. “Le spectacle doit continuer et les coureurs vont devoir passer à travers la souffrance”, annonce-t-il au départ de Chiesa in Valmalenco. La météorolog­ie est encore une science aléatoire et chacun l’interprète avec un degré de prévoyance variable. Marc Madiot s’élance “sans gants, ni parka”. Pierangelo Bincoletto, un solide rouleur italien, se rappelle être parti armé de sa “seule liquette Toshiba”. D’autres souhaitent débrayer, mettre pied à terre avant le Gavia et filer directemen­t à leur hôtel à Bormio. Un jeu auquel refusent de se prêter les 7-Eleven, chez qui on a la logistique très américaine. La veille, le directeur général de l’équipe Jim Ochowicz s’est rendu dans une boutique de sport pour acheter des gants, des cagoules et même des lunettes de ski. Au matin de l’étape, le futur patron de Lance Armstrong chez Motorola part en éclaireur avec un mécanicien au sommet du Gavia, au kilomètre 100 d’une étape qui en compte 20 de plus. “À mi-chemin, la route n’était déjà plus qu’un mélange de terre et de neige et on s’est dit: ‘Comment les coureurs vont-ils grimper jusqu’en haut?’” Ochowicz espère cependant bien y voir surgir en tête Andy Hampsten, son protégé. En embuscade à la cinquième place du général, à 1’18 du leader Franco Chioccioli, présenté comme un héritier de Fausto Coppi en raison de traits anguleux, d’un nez marqué et de quelques qualités de grimpeur, l’Américain a envie d’en découdre. Il est peut-être l’un des meilleurs escaladeur­s de ce Giro et a grandi dans le froid glacial du Dakota du nord. Puisqu’ils vont partir au combat, tous les 7-Eleven s’enduisent la totalité du corps de Lanoline, une sorte de graisse de laine qui réchauffe. “On s’est préparés comme si on devait traverser la Manche à la nage, resituait Hampsten dans une interview à Cycling News, en 2007. Personne n’avait repéré le Gavia, on avait juste entendu dire que c’était une route étroite et en terre. Et moi j’adorais quand c’était sale.”

Des traces de roue dans la neige

Alors que surgissent les pentes du premier col au programme, le Passo dell’Aprica, les Italiens, inquiets, montent à la hauteur d’Andy Hamptsen pour lui dire “piano, piano”. Déconne pas, Yankee. Del Tongo, la formation du maillot rose Chioccioli, lequel affiche un visage inquiet, assure un train de sénateurs histoire d’endormir son monde. Devant, les sans-grade Stephan Joho et Roberto Pagnin sont partis en échappée mais baissent pavillon au pied d’un Gavia dont on ne distingue déjà plus le sommet. Un homme se dresse alors sur ses pédales et décide de défier la pente, le froid et les consignes tacites du peloton. Johan van der Velde est un fou. Maillot violet du classement à points sur le dos, le Néerlandai­s ne ressent ni le froid, ni les premiers flocons. Bernard Hinault avait dit du troisième du Tour 82 qu’il aurait pu être son successeur “s’il avait été moins bête”. Tête de pioche, Van der Velde est aussi connu pour carburer aux amphétamin­es, pour voler un jour et s’écrouler le lendemain. Quand il raccrocher­a en 1990, il sera arrêté huit jours plus tard pour un vol de tondeuse à gazon. Mais ce 5 juin 1988, Van der Velde n’est qu’une tâche violette dans un univers blanc. En quelques minutes, la neige recouvre la route. Bincoletto parle de “10 centimètre­s, facile”, à la louche. “On ne voyait plus la route, on suivait les traces des roues des coureurs passés

“Le spectacle doit continuer et les coureurs vont devoir passer à travers la souffrance” Vincenzo Torriani, directeur du Giro

avant et je me disais ‘bon, ça doit être par là’.” Andy Hampsten a, lui, déjà chaussé ses lunettes de ski quand il place un démarrage dans le virage en épingle où son médecin italien, Max Testa, lui avait conseillé d’attaquer. Chioccioli n’est déjà plus qu’un pantin désarticul­é et seul le Néerlandai­s Erik Breukink tente d’accompagne­r l’Américain. Les Bernard, Delgado et Zimmermann suivent plus loin, comme des âmes en peine. Van der Velde aperçoit enfin le panneau annonçant le sommet. Les équipes les plus prévoyante­s ont placé du personnel pour passer aux coureurs des Gazzetta dello Sport à glisser sous le maillot, des vêtements secs et une tasse de café brûlant. Avec une grosse minute d’avance au sommet, Van der Velde pense avoir fait le plus dur et fonce sans marquer d’arrêt vers Bormio. Il se fourvoie. Le pire est devant lui.

Le Néerlandai­s catatoniqu­e comprend son erreur après quelques virages. Si l’intensité de l’effort réchauffai­t les corps dans la montée, la descente les refroidit. Il fait froid, terribleme­nt froid. Une main miséricord­ieuse lui tend une casquette et un k-way, mais le mal est fait. Marc Madiot, dans les dix premiers au sommet, est lui aussi en extrême difficulté au moment de basculer. “Dans la descente, je ne savais plus où j’étais. J’avais les doigts gelés, j’ai dû m’arrêter. Je pensais avoir cassé le cadre de mon vélo, mais c’était juste moi qui ne ressentait plus rien.” Au même moment, l’Espagnol Pedro Delgado, bientôt vainqueur du Tour, glisse à travers la brume. “À la sortie d’un virage, je croise un coureur, racontait-il, encore halluciné, à Pédale ! en 2015. Merde, le mec était à pied et courait dans le sens contraire! J’aurais juré que c’était Marc Madiot. Le lendemain, je lui ai demandé si c’était bien lui. Il m’a répondu: ‘Il faisait trop froid. J’ai posé le vélo et je me suis mis à courir pour me réchauffer.’” Loin derrière, des coureurs slaloment entre les voitures arrêtées au sommet. Il n’est plus question de groupe de tête, de poursuivan­ts ou même de gruppetto. Les hommes avancent un par un, tels des pénitents, s’engouffren­t dans les camionnett­es où le chauffage est poussé à fond. On masse les corps pour les réchauffer, et des tifosi frottent les mains gelées des coureurs.

Soudain, on apprend que le leader de la course, Van der Velde, a disparu. Au bord de l’hypothermi­e, il aurait trouvé abri dans un camping-car stationné dans la descente. Pierangelo Bincoletto croit bien l’avoir aperçu, mais qui sait encore, à ce moment de la course, où se situe la frontière entre le réel et les rêves? L’Italien est en revanche formel sur le legging prêté par sa masseuse américaine, la blonde Shelley Verses. “Elle m’a fait un gros câlin pour me réchauffer et m’a tendu une tasse de café avec du whisky, savoure-t-il encore 30 ans après. Je suis reparti et je me suis pissé dessus dans la descente pour me réchauffer. Ça a duré 100 mètres, mais c’était bon. Ah que c’était bon!” Au sommet du Gavia, attardé, un autre coureur Toshiba insulte la terre entière et surtout l’organisati­on. “Les connards, les connards”, répète Dominique Gaigne dans une scène immortalis­ée par la Rai. Malgré un petit coup de gnôle locale, le Français refuse de remonter sur son vélo. À l’avant, Andy Hampsten avance vers son destin mais ignore tout de la situation de la course, des écarts avec ses rivaux. “Je ne voyais plus les voitures, ni l’hélicoptèr­e, ni la police. Rien. Ils attendaien­t tous à 12 km de l’arrivée, en bas de la descente”, raconte l’Américain. Soudain, il est rattrapé par Breukink. Insensible au froid, le Batave descend léger, un simple coupe-vent sur le dos. Hampsten retire son “gros manteau et tout le reste pour essayer de suivre”, mais le laissera filer vers la victoire à l’entrée de Bormio.

Hampsten en plein délire

Peu importe, un maillot tout rose et tout chaud attend l’Américain à l’arrivée. Mais le leader des 7-Eleven délire et manque de frapper le brave docteur Testa, qui tente de lui enfiler un manteau. “Je n’étais plus moi-même. Quand j’ai repris mes esprits, on m’a dit que j’avais pris le maillot et je me suis mis à pleurer, à rire, tout en tremblant.” Chioccioli arrivera cinq minutes après Breukink, le visage ahuri d’un dernier de cordée redescenda­nt de l’Annapurna. Van der Velde, le fou qui avait osé braver le Gavia, terminera, lui, hors-délais, à 45 minutes, sublime et pathétique, comme un résumé de sa carrière. Il sera repêché, tout comme une bonne partie des survivants. Encore sixième au matin de l’étape, Jean-François Bernard abandonne tous ses espoirs de podium dans le Gavia, mais s’en contrefich­e. “Ça ne vaut vraiment pas la peine de souffrir autant pour gagner une course”, déclare le leader de la Toshiba à l’arrivée, accusant l’organisati­on. Torriani a donné des jeux et du sang au peuple de Rome, peut-être au-delà de ses espérances et du raisonnabl­e. Après cette journée, Marc Madiot sera “incapable de marcher par temps froid”. Le corps bloqué, il mettra le soir-même “deux heures à entrer dans le bain”. Reste la fierté d’avoir terminé, et d’avoir réussi à accoler son nom à un bout de légende: “Des étapes comme ça, il n’en faut pas tous les jours, pas tous les ans non plus, mais elles font partie de l’histoire de notre sport.” Dans sa première interview d’après course, Andy Hampsten –qui remportera le Giro une semaine plus tard– dira lui n’avoir jamais vu autant de neige, “même pas dans le Colorado”, son lieu de résidence. “Aujourd’hui, ce n’était pas du sport, souffla-t-il, mais quelque chose cyclisme.• comme du sport.” Sans doute du

“Je me suis pissé dessus dans la descente pour me réchauffer. Bon, je me suis réchauffé pendant 100 mètres mais c’était bon. Ah que c’était bon!” Pierangelo Bincoletto, coureur italien dans l’équipe Toshiba

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 ??  ?? Toujours pas de toit sur le Giro?
Toujours pas de toit sur le Giro?
 ??  ?? Franco Chioccioli, au bout du calvaire.
Franco Chioccioli, au bout du calvaire.
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