TOUTE PREMIÈRE FOIS
Tristan Garcia nous dévoile les charmes et les ressorts du « primavérisme », mouvement dont il est l’instigateur le plus connu. Diagnostic du philosophe : ce n’est pas l’angoisse mais notre besoin vital de la page blanche qui guide nos existences.
« C’est que c’est la première fois, madame, et la meilleure », dit un vers de Paul-Jean Toulet. Rimbaud chante, dans Matinée d’ivresse, la puissance supérieure de la première fois : « Hourra pour l’oeuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! » Contrairement au « divin poison » de Quincey dont l’effet diminue à mesure qu’il faut augmenter les doses, la première fois est, écrit Rimbaud, un « poison qui va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie ». Cette pure promesse qu’est la toute première expérience laisse place à la répétition, à l’habitude et à l’effritement du sentiment avec l’âge. Mais en luttant contre l’embourgeoisement, l’homme intense se figure le trésor de l’innocence comme une intensité maximale, à la source de l’expérience. Cette image le soulage d’un progrès addictif et de plus en plus pénible à soutenir. C’est le baume qui soigne des douleurs du progrès forcé : la nostalgie. Mais la nostalgie est un sentiment ancien, alors que l’homme intense moderne, pour parer aux difficultés d’avoir à soutenir un progrès accéléré, a inventé une ruse peut-être plus subtile, en tout cas paradoxale : le goût de la conscience pour l’innocence, la reconnaissance par l’expérience intensive de l’intensité supérieure des premières fois.
LE PRIMAVÉRISME
«When is the last time that you did something for the first time? », demande le rappeur Drake. Notre homme varie, notre homme progresse, accélère, mais il tient aussi le compte de ses premiers gestes, de ses premières rencontres, considérant quelles expériences de plus en plus intenses l’éloignent fatalement de leur point d’impact initial sur la sensation, où leur coefficient intensité était le plus fort. C’est le sentiment exprimé par la chanson de Roberta Flack, The First Time Ever I Saw your Face, dont les couplets énumèrent ensuite : « The first time ever I kissed your mouth, the first time ever i lay with you »… Certes, la chanteuse espère, à la fin, que cet amour durera toujours, mais elle fait aussi sentir que la première fois sera à tout jamais la plus forte, dont le souvenir ému nourrira les fois suivantes. La première fois que j’ai bu, la première fois que j’ai fumé, la première fois que j’ai aimé, la première fois que j’ai embrassé, la première fois que j’ai enfanté… Bien entendu, la seconde fois autorise d’augmenter, d’affiner, de corriger ou d’approfondir le sentiment de la première expérience. En référence au mot primavera, qui signifie en italien « printemps » et au vérisme, mouvement esthétique qui recherchait la vérité dans la réalité, nous proposons d’appeler « primavérisme» cette tendance de l’homme intense qui ne peut pas se satisfaire seulement de la variation et du progrès, qui consiste à attribuer à la première expérience, et par extension à l’enfance, à la puberté, aux premiers temps ou aux périodes primitives de l’histoire, une vérité supérieure.
REVIVALS ESTHÉTIQUES
Est « primavériste » celui qui estime qu’au fond, rien n’est jamais plus fort que ce qui commence, et que tout ce qui progresse, grandit, se développe, ne fait jamais que perdre en intensité. La fétichisation dans la culture pop d’aujourd’hui de l’âge adolescent comme vérité des sentiments humains, par exemple, relève de ce « primavérisme » : c’est le printemps qui a raison en tout être, parce que les sensations d’un organisme qui s’éveille à sa vie sont les plus puissantes. C’est ce qui explique la plupart des revivals esthétiques, des espoirs de revenir aux chansons ou aux clichés de sa jeunesse. On pourrait expliquer par ce même principe le goût primitiviste de l’art moderne pour l’art premier ou pour l’art brut, mais aussi le renversement du progrès opéré par certains artistes, comme Breton, préférant toujours la « vision primitive » au dessèchement produit par la conscience et la rationalisation. On reconnaît là les effets indirects de la conception par Rousseau de l’éloignement historique du sentiment naturel le plus vif. Les libertins ont joué érotiquement avec le « primavérisme ». La marquise de Merteuil jouit et s’amuse de l’innocence originelle de Cécile de volanges, puisque ce « printemps du sentiment » lui est interdit par l’augmentation de sa conscience. Et Lorenzaccio désire « voir dans une enfant de 15 ans la rouée à venir », donc dans l’innocence, l’image de la corruption inéluctable du sentiment.
L’IDÉAL D’INTENSITÉ
On comprend la ruse : l’intensité demeure un idéal qui, au lieu d’être situé devant soi, dans l’avenir, comme un but, est déplacé dans le passé, comme une origine ou un foyer. Augmenter l’idée ou le sentiment, c’est s’éloigner de la première expérience, considérée comme la plus forte. Considérer que rien n’est jamais plus fort que le choc de la première fois, c’est renoncer à trouver une force plus grande dans la mise en rapport et la variation des expériences. L’idéal d’intensité semble donc miné par la contradiction interne entre les différentes manières de la réaliser. Est-ce qu’à être intensément d’une façon on ne l’est pas moins d’une autre façon ? Et plus les hommes rusent, et défendent des intensités de vie contre leur identification et leur neutralisation, plus ils les livrent aussi à l’identification et à la neutralisation. Paradoxalement, protéger les intensités de vie, c’est les diviser ? Les additionner, c’est les soustraire ; les augmenter, les diminuer ; et les varier, les uniformiser. Le paradoxe est simple : encore minoritaire, l’idéal d’intensité ne dévoilait qu’à peine son caractère contradictoire. Mais une fois adverbialisé, généralisé et démocratisé, l’idéal d’intensité expose de plus en plus nettement son défaut de conception : ce qui renforce le sentiment de la vie risque toujours de l’affaiblir d’autant. Pour soutenir ce sentiment grisant, il devient donc nécessaire de surabonder, au risque de contredire l’impulsion initiale : il faut vivre de plus en plus intensément.