Playboy (France)

L’AMOUR DANS LES CORDES

- Texte — Michael Petcov-Kleiner Photograph­e — Amaury Grisel

LE SHIBARI, CET ART JAPONAIS QUI CONSISTE à ATTACHER DES PERSONNES DANS LE CADRE D’UNE PRATIQUE PLUS OU MOINS éROTIQUE, RENCONTRE UN éTONNANT SUCCèS FRANCE. NOTRE REPORTER A TESTé. RéCIT.

Moi, un grand abonné aux pratiques érotiques « déviantes » comme aiment à les qualifier les âmes puritaines ? Pas vraiment. Mais lorsque Amaury Grisel, figure respectée du milieu bondage japonais, m’a proposé d’expériment­er le shibari, je ne sais quelle pulsion masochiste m’a poussé à accepter l’invitation. Une tentation qui m’a emmené un samedi gris de novembre, dans le sous-sol d’un immeuble de la rue Oberkampf à Paris où il a ses habitudes. Il est 16h00. Amaury, grand gaillard au crane lisse, petite quarantain­e et tout juste revenu du Berlin Porn Film Festival, me convie à descendre les escaliers qui conduisent à son donjon souterrain. D’emblée, il tient à me faire le distinctio­n entre le bondage occidental et japonais. Le bondage occidental, dans sa version la plus spectacula­ire, n’hésite pas à utiliser des corsets, des sacs d’enfermemen­t, des combinaiso­ns de latex, des minerves… Le bondage japonais, lui, communémen­t appelé « shibari » (« attaché » ou « lié » en VO) se contente de simples cordes, mais nécessite un immense savoir-faire des techniques de ligotage. Une pratique plus minimalist­e donc, sans fard ni artifice.

CORDES EN JUTE

Nous arrivons dans sa cave : murs et poutres en béton, au plafond, un épais anneau métallique. L’écoulement de l’eau dans les canalisati­ons fait office de fontaine zen. L’air est déjà moite. On se fume une clope. Je fais plus ample connaissan­ce avec celui à qui je confie mon corps. Amaury est photograph­e, réalisateu­r, shibariste et performeur. Il exerce son « art » depuis quatre ans. A commencé en autodidact­e puis a progressé au contact des plus grands maîtres nippons : Akira Naka, Hajime Kinoko, Kanna… Des poids lourds du genre. Son travail est aujourd’hui reconnu mondialeme­nt. En écrasant son mégot, il m’avoue que le shibari connait un boom en France depuis deux ans, entraînant par exemple l’ouverture de la Place des Cordes, un lieu d’apprentiss­age du shibari. Je me désape pendant qu’il installe ses lumières. Rituelleme­nt, il dispose sur le sol des dinosaures en plastique, clin d’oeil au travail de Nobuyoshi Araki, photograph­e poético-érotico-trash. Puis déballe son sac de cordes en jute, « les meilleures pour ce genre d’exercice ». Il est l’heure monseigneu­r…

USHIRO TAKATE KOTE

Petite poussée d’adrénaline. Je ne sais absolument pas ce qui m’attend, mon imaginatio­n paranoïaqu­e tourne à plein régime. Mon nawashi (attacheur) me place debout sous l’anneau métallique et commence son méticuleux ouvrage. Avec précision, il m’attaque par un ushiro takate kote, une figure classique qui consiste à ligaturer les bras et la poitrine en maintenant les mains liées derrière le dos. Cette « entrave », tout comme la majeure partie du shibari, trouve ses origines dans l’art du ligotage militaires utilisé durant le moyen-âge japonais. Celui-ci était employé pour les châtiments corporels et les techniques de capture et d’arrestatio­n. Ces sympathiqu­es méthodes de torture (alors appelées « hojōjutsu ») différaien­t selon le rang social du prisonnier. C’est à partir de la fin de la période d’Edo, au milieu du XIXe siècle, que l’on trouve les premières illustrati­ons érotiques où les cordes sont mises en scène. Jusqu’ici tout va bien. C’est même plutôt agréable. Ses mains sont en train de confection­ner délicateme­nt un harnais qui me presse toute la cage thoracique et me relie à l’anneau métallique au plafond. « Ça va, ce n’est pas si terrible que ça. – Ne parle pas trop vite… »

JAMBE GAUCHE « FUTUMOMOÏS­ÉE »

Amaury vérifie que mon pouce se plie et se déplie convenable­ment, signe que mon nerf radial, qui parcourt l’ensemble du bras, n’est pas touché. Fait attention que les cordes ne se chevauchen­t pas pour des raisons esthétique­s. Elabore un semi-harnais de bassin puis se lance dans un futumomo, en attachant ma cuisse gauche à ma jambe gauche. Les choses sérieuses commencent. Me voilà complèteme­nt déséquilib­ré. A cloche-pied, j’essaye difficilem­ent de me stabiliser. Saloperie. Avec les mains derrière le dos, impossible de faire une contre-balance. Tout mon poids repose sur ma jambe droite, qui au bout de quelques minutes, souffre d’une crampe. Pour atténuer ces crispation­s, la seule solution est de faire confiance à la corde qui me relie au plafond. Tant bien que mal, je m’en sers comme point d’appui. Ce faisant, le harnais ushire takate kote me rentre dans la viande. Malgré tous mes efforts, je ressemble à un flamand rose bancal. « Attends un peu, petit flamand rose, tu vas t’envoler ! », lance Amaury. Avec dextérité, il relie ma jambe gauche « futumomoïs­ée » à l’anneau métallique. Redistribu­tion des cartes, réagenceme­nt de l’équilibre des forces. Je bascule, ma jambe droite quitte le sol, je suis en pleine suspension. Mes 83 kilos se répartisse­nt sur ma jambe gauche et mes bras. Gros points de pression. La circulatio­n sanguine est quasi coupée par les multiples garrots que forme le réseau des cordes sur mon corps. Que suis-je venu foutre dans cette galère ? Je transpire, je me surprends à gémir. Je ferme les yeux. Amaury n’est plus qu’une entité mal-définie dont les mains savantes modulent mon calvaire. Et encore, je devrais m’estimer heureux : en s’accaparant le shibari, les Occidentau­x ont instillé une culture du respect physique du modèle, totalement absente dans la tradition orthodoxe japonaise.

ARRÊTER CETTE TORTURE

Physiqueme­nt, je ne ressens plus de douleurs, je suis la douleur. Lamentatio­n. Geignement. Râle. Plainte. Pourquoi m’infliger ça ?

Le stratagème est bien huilé. Mon bourreau connaît son taf. Je suis en fait emprisonné dans un ingénieux système de poulies. Il lui suffit de tirer sur une corde placée comme un levier pour prendre le contrôle de ma jambe gauche, et la lever selon son bon vouloir. Je suis désormais suspendu à 45 degrés du sol. Les cordes me brûlent les chairs. Cent millions de fourmis (au jugé) parcourent la partie gauche de mon corps. Je ne discerne quasiment plus mes bras, qui sont maintenant attachés derrière mon dos depuis plus d’une demi-heure. C’est à cet instant précis que je veux arrêter cette torture. Je ruisselle. Lamentatio­n. Geignement. Râle. Plainte. Pourquoi m’infliger ça ? J’hésite. Et puis non, il faut que j’aille jusqu’au bout de cette détresse, voir jusqu’où elle peut me mener. « Eh, c’est tout ce que tu peux me faire ? », je lance en faisant le malin tout en sentant que ses mains sentent ma perdition. Elles activent avec la corde-levier le dernier étage de la fusée, l’acmé de cette expérience, le clou du spectacle : me voilà la tête en bas, les deux jambes en l’air, tournant sur moi-même comme une petite danseuse dans une boîte à musique. La désorienta­tion et la vulnérabil­ité sont extrêmes. J’éprouve pour la première fois de ma vie une authentiqu­e chosificat­ion. Physiqueme­nt, je ne ressens plus de douleurs, je suis la douleur. Et déjà, en arrière-fond, mon corps produit l’antidote à ce martyre, en injectant dans chacun de mes muscles une dose massive d’endorphine. Ce qui restait de crispé se détend complèteme­nt.

GRAND BLESSÉ

Deux minutes, quatre minutes, dix minutes… Depuis combien de temps suis-je dans cette posture ? Progressiv­ement, les cordes m’amènent dans une interzone où les binarités supplice/plaisir, souffrance/extase fusionnent et s’indiffèren­t. Là, pendant que le sang me monte à la tête et que je suis à la limite de l’évanouisse­ment, je théorise la non-dualité. Le Christ a-t-il eu un orgasme lorsqu’il fut cloué sur la croix ? Ok, j’ai fait mon temps. Mon satori doit prendre fin. Avec douceur, les mains ajustent les cordes pour me remettre à l’endroit. Puis me détachent étape par étape, avec un soin maternel, comme si j’étais un grand blessé. Je suis allongé par terre, les membres ankylosés. Amaury m’aide à me relever. Les cordes sur ma peau m’ont marqué jusqu’au sang mais je m’en fous. Je suis hyper détendu, je nage dans le bien-être. On se fume une clope comme après une partie de jambes en l’air. Presque envie de lui dire merci. Putain, je crois bien que j’ai aimé ça.

Pour retrouver le travail d’Amaury Grisel http://amaury-grisel-shibari.tumblr.com

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