Playboy (France)

DAMES À DAMES

- Par Charles Barachon

en 1866, Gustave courBet peint Le sommeiL, cheF-d’oeuvre de réaLisme et de sensuaLité. suLFureux, ce taBLeau reste d’une modernité capitaLe centcinqua­nte ans pLus tard.

du vivant de Gustave courbet, seulement quelques personnes ont pu apprécier son tableau les Deux Amies. Les heureux? khalilBey, le commandita­ire, richissime diplomate ottoman, grand amateur d’art et collection­neur réputé pour sa passion de l’érotisme, et ceux qui sont entrés dans son salon. pas très loin, dans la salle de bains du turco-egyptien, on pouvait admirer l’Origine du monde dissimulée derrière un voile vert. inventeur du réalisme, courbet est vertement attaqué par la critique de l’époque. en cause, son enterremen­t à Ornans, d’un format que l’usage réservait d’habitude à la peinture d’histoire, autant que ses Deux Baigneuses, négation ironique des vénus académique­s de salon (celles des pompiers Bouguereau, cabanel ou Gervex), qu’il transforme en bourgeoise­s graisseuse­s. rien que pour cela, courbet est l’un des plus grands peintres du xixe siècle. « Oui, il faut encanaille­r l’art. Il y a trop longtemps que vous faites de l’art bon genre à la pommade », répondit-il à un journalist­e qui n’avait pas compris son génie. quand le temps est venu de faire redescendr­e les vénus sur terre, courbet ouvre la voie. dans un autre registre encore, le Sommeil du petit palais, l’autre titre des Deux Amies, prend la pleine mesure de la modernité. oeuvre charnière dans l’histoire du nu, elle l’est aussi dans celle de la représenta­tion du saphisme et marque un tournant dans l’approche du nu féminin par le peintre franc-comtois. car dans la catégorie chefs-d’oeuvre d’érotisme et de volupté, le Sommeil touche le Graal, toutes périodes confondues. ces deux femmes magnifique­s (une brune, une blonde), nues, enlacées, endormies sur le lit d’une chambre luxueuse, sont peintes dans un écrin bleu et doré, profond comme la nuit. La brune a des cuisses girondes, pas à la rubens mais presque, le visage rosi, les cheveux lisses et les tétons encore émus par le plaisir charnel. La blonde cuivrée, plus mince et élancée, a une peau d’ivoire, les yeux pas tout à fait clos. Jusque dans la nature de leurs cheveux et la couleur de leur peau, elles s’épousent dans l’altérité. tout l’érotisme du tableau est sublimé par la manière dont courbet positionne leurs jambes, peint la main de la femme blonde posée sur le mollet de son amante et prend soin de ne montrer au regardeur que la naissance de leur sexe. Les deux amies viennent donc de faire l’amour. dans la transparen­ce des couleurs, qui laisse apparaître le bleu des veines d’un sein, d’un cou ou du haut d’un bras, se glisse toute la minutie de la peinture de courbet. alors très en vogue dans le milieu littéraire et la toute jeune photograph­ie, les amours saphiques version second empire riment avec moeurs relâchées, mais surtout avec damnation et plaisir tragique car jamais assouvi. a rebours de cette vision d’un lesbianism­e contre-nature, le saphisme du Sommeil est pur et naturel, à l’image de l’expression libérée du romantisme des deux amantes. chez courbet, l’humanité s’est réconcilié­e avec le lesbianism­e. et si notre époque semble avoir admis l’homosexual­ité des femmes, on peut douter que l’image d’un couple de lesbiennes comme celles-ci, qui prolongent leur plaisir dans la rêverie et vivent leur différence comme des poissons dans l’eau, serait aujourd’hui envisageab­le. elle n’aurait tout au moins pas cette force. il y a autre chose de remarquabl­e dans la sensualité de cette peinture. dans le répertoire du lâcher prise, de la chute douce, courbet manie l’allégorie de l’extase avec une adresse et un raffinemen­t de maître. sur la couverture blanche, aux pieds des deux femmes, une épingle à cheveux et deux perles se sont égarées. deux perles qui, avant les ébats, s’enfilaient sans doute encore sur le collier rompu, calé sous le bras droit de la jeune brune, et qui semble déverser ses perles nacrées dans le verre en cristal posé sur la table de chevet. chute, aussi, des feuilles du bouquet de fleurs à droite du tableau ; chute, cette fois imminente, de la couverture du premier plan (une peau ?) que cette dernière retient du bout des doigts. « Le sacrifice héroïque que M. Ingres fait en l’honneur de la tradition et de l’idée du beau raphaélesq­ue, M. Courbet l’accomplit au profit de la nature extérieure, positive, immédiate », écrivait charles Baudelaire à propos de l’alternativ­e géniale incarnée par courbet à l’heure du débat pictural opposant le néo-classicism­e au romantisme. a l’instar de la Femme au perroquet (aujourd’hui dans la collection de Jeff koons), l’érotisme des Deux Amies s’éloigne de la beauté antique idéale pour entrer dans la sphère de l’intime. un basculemen­t dont on peut trouver quelques prémisses dans la Vénus d’Urbino du titien. mais l’amour d’une blonde et d’une brune, ce désormais grand classique de la sensualité, c’est bien Gustave courbet qui, une fois encore, en a fait une peinture de la modernité avant tout le monde.

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