Playboy (France)

L’ ÉROTISME À DOUBLE FOND DE PICABIA

- Par Charles Barachon

Malgré ses allures de photo de charme bon marché, Femmes au bull-dog du génial Francis Picabia démolit dans les règles de l’art l’idéologie nazie.

1941, en zone libre. Pour Francis Picabia, l’époque faste des fêtes, des yachts et des galas étincelant­s au casino de Cannes, des virées à bord de l’une de ses cent cinquante voitures de collection et des mondanités données au domaine qu’il s’est fait construire sur la côté d’Azur, semble avoir du plomb dans l’aile. L’argent ne coule plus à flots et le Troisième Reich occupe la France. A 61 ans, le fantasque Picabia a brûlé la chandelle par les deux bouts, par le milieu même. Il se déplace désormais à vélo et habite un petit appartemen­t à Golfe-Juan. C’est pourtant à cette période qu’il va peindre une série de toiles magistrale­s, parmi lesquelles Femmes au bull-dog s’impose comme un sommet. A demi extasiées sur un lit, deux femmes nues, une blonde et une brune, minaudent en compagnie d’un bouledogue français. Elles respirent l’invitation au sexe. Plus lascives, tu meurs. Tourné quelque part hors cadre, leur regard vise sans doute un homme qui vient d’entrer et se tient debout dans la chambre. Ce sont probableme­nt ses pas qu’on aperçoit dans la neige à travers la fenêtre, dans ce tableau dans le tableau, ce paysage qui s’invite dans la scène de genre. Au premier coup d’oeil, l’érotisme du tableau sidère. On perçoit néanmoins une part d’hypocrisie, une volupté un peu louche et artificiel­le où beauté féminine et désir charnel rivalisent avec voyeurisme et lubricité. Au-delà de sa grande dimension triviale, le tableau possède fatalement un sens caché :son auteur est quand même l’une des plus grandes figures de la modernité, un artiste immense, à part, qui incarne à merveille le génie propre à quelques électrons libres.

POP AVANT L’HEURE

Picabia l’inclassabl­e multiplie les styles depuis ses débuts en peinture. “Si notre tête est ronde, c’est pour permettre à la pensée de changer de direction ”, lance-t-il un jour comme pour confier son adage majeur. D’abord impression­niste, il sera ensuite considéré, grâce à son aquarelle cubo-cézannienn­e Caoutchouc (1909), comme l’un des grands pionniers de l’abstractio­n, un an avant Kandinsky. Excusez du peu. Iconoclast­e incandesce­nt, il embarque ensuite dans l’aventure Dada en compagnie de son ami Marcel Duchamp et signe des toiles d’un cubo-futurisme détaché, combinant symbolique des turbines et autres pistons de moteur avec un onirisme aux accents érotiques. Et puis sonne l’heure de sa sublime période des “transparen­ces ” où il superpose le sacré et le profane, figures et motifs inspirés de Rome ou de la Renaissanc­e, dans des chefs-d’oeuvre qui influencer­ont Sigmar Polke et John Currin. Pendant l’occupation nazie, Picabia fait donc un tour remarqué par la case “hyperréali­sme ” et “pop avant l’heure ”. Mais contrairem­ent aux apparences, il n’a pas peint Femmes au bull-dog d’après la réalité. Il s’agit en fait d’un assemblage de plusieurs sources, d’un montage peint d’après des photos parues dans des revues françaises de charme des années 30 – pour les deux jeunes femmes – et d’un insert pub glissé dans les paquets de cigarettes Senior Service – pour le molosse au premier plan. Le mauvais goût pompier du tableau n’est effectivem­ent qu’un leurre, son érotisme frontal fonctionne comme un double-fond, un masque.

PARODIE DU KITSCH NAZI

Si Picabia a toujours manié un humour très dandy, celui-ci donne plutôt dans le très corrosif. Car en ces temps de monstruosi­té nazie, ce qu’il a en tête en peignant cette scène, c’est la peinture allemande réaliste officielle de la propagande hitlérienn­e, notamment les innombrabl­es nus pompiers néoacadémi­ques de Wilhelm Hempfing à la gloire des corps de la “race germanique ” et leur érotisme aguicheur. Nous sommes en pleine parodie critique de l’idéologie et du kitsch nazis. Toute la magnifique modernité de cette toile se glisse ici. Longtemps, cette vision du monde de Picabia a pourtant échappé à la critique, qui y voyait au mieux du racolage bon marché pour raisons alimentair­es, au pire une collaborat­ion esthétique avec l’ennemi. L’histoire ne manque pas d’ironie. A l’image d’une autre peinture de la même époque, l’Adoration d’un veau convoité par une pluie de mains tendues, Femmes au bull-dog juge au contraire l’époque comme il se doit, sabre proprement l’idéalisme formel en art, prétexte à Mussolini et Hitler pour manipuler les masses demeurées. L’érotisme dont Picabia se sert comme d’un maquillage, ou encore l’ambiguïté du regard du chien, à la fois protecteur jaloux et complice bienveilla­nt avertissan­t le regardeur de la barbarie en cours, font de lui ce grand maestro capable de transforme­r la trivialité en acte de résistance, en peinture d’histoire.

 ??  ?? Francis Picabia Femmes au bull-dog 1941-42
Francis Picabia Femmes au bull-dog 1941-42
 ?? Francis Picabia par Man Ray ?? Visible dans la collection permanente du centre Pompidou. Place Georges-Pompidou, 75004 Paris.
Francis Picabia par Man Ray Visible dans la collection permanente du centre Pompidou. Place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

Newspapers in French

Newspapers from France