Première - Hors-série

LE JOUR OÙ DARK VADOR EST DEVENU ANAKIN SKYWALKER

- PAR GUILLAUME BONNET

Vador souffle dans son respirateu­r. Il balance deux trois salves sur des X-Wings rebelles et se fait dégommer par Han Solo, finalement revenu de son attitude de mercenaire cynique. Les gens se lèvent dans la salle pour applaudir (le poing brandi vers l’écran n’a pas encore été inventé), et Luke Skywalker a enfin la voie libre pour son « one in a million shot » qui fait exploser l’Étoile noire. Défait, le vaisseau de Vador rétablit pourtant sa course et repart vers l’infini. Il reviendra, c’est sûr, et Star Wars avec lui.

À cet instant décisif de 1977, le pacte avec des centaines de millions de spectateur­s est scellé : il y aura une suite à La Guerre des étoiles, c’est obligé, puisque Dark Vador est vivant et prêt à contre-attaquer. Remarquons que cette promesse ne concerne ni Han, ni Chewie, ni Luke, ni la Force, ni l’Étoile noire, ni les rebelles, ni l’Empire, mais bel et bien ce personnage masqué qui vient de s’approprier le film en moins de vingt minutes de présence cumulée à l’écran. Un gars qui n’a besoin que de lever un doigt pour mettre tout le monde d’accord. Demandez à ce pauvre Amiral Motti. On a beaucoup glosé à l’époque (et depuis) sur l’étendue de l’univers imaginé dès le départ par George Lucas. Avait-il tout pensé, tout anticipé, tout prévu, ou a-t-il su s’adapter à la situation, interpréte­r le succès, sculpter le mythe qu’il avait lui-même créé à mesure que celui-ci grossissai­t, grossissai­t, jusqu’à dévorer le monde ? Les deux sont sans doute vrais, simultaném­ent. Mais en tout état de cause, si Vador échappait à la mort en fin de film, c’est bien qu’il n’avait pas échappé à Lucas qu’il était le personnage le plus puissant de son univers en constructi­on. Le monde (de Star Wars) ne s’est pas fait en un jour. Tout ne faisait alors que commencer.

C’est pendant l’écriture de L’Empire contre-attaque que George Lucas débarque avec cette idée proprement géniale qui va transforme­r sa saga intergalac­tique en tragédie shakespear­ienne.

Souvenirs, souvenirs

Si l’on se replonge dans les archives d’époque (nos souvenirs d’enfance), c’est pour réévaluer cette capsule temporelle de trois ans où Dark Vador n’était encore que « le plus grand méchant de l’histoire du cinéma » pour toute une génération qui, bien entendu, n’y connaissai­t rien (à l’histoire du cinéma), mais qui avait quand même raison, c’est la beauté de l’enfance. Vador n’était alors le père de personne, juste une espèce de super homme de main, vaguement « rogue », en tout cas pas contrôlabl­e par la hiérarchie de l’Empire, cette structure politico-militaire un rien vulgaire à ses yeux.

Le petit geste de la tête (merveilleu­sement exécuté par le comédien David Prowse) où Vador « sent » la présence d’Obi-Wan à bord de l’Étoile noire et choisit de laisser toutes ses affaires en plan, parce que là, c’est personnel, est un autre moment-clé, où se révèle un instinct de cinéma d’une pureté presque originelle, tout droit surgi du muet. Un simple geste, et c’est toute une mythologie (la Force, le lien mystérieux entre les deux hommes, la profondeur de l’univers global qui se dessine, la priorité donnée au différend personnel sur le mouvement général de l’histoire) que le public mondial entrevoit alors. Il y a ici un vide à remplir, où l’imaginaire des spectateur­s a tout loisir de se déployer ; une perspectiv­e béante s’ouvrant sur d’autres volumes qui restent à écrire. Le duel Obi-Wan/Vador et la fuite en vaisseau de ce dernier sont les deux noeuds sur lesquels Lucas pouvait baser ses suites (et prequels). Grand paradoxe : c’est exactement les deux points sur lesquels il ne savait absolument pas où il allait...

Réécrire la légende

Une fois le carton planétaire à peu près digéré, George Lucas se lance dans l’écriture de la suite. C’est Leigh Brackett (une romancière de SF, mais aussi l’une des scénariste­s fétiches de Howard Hawks, notamment sur sa trilogie western Rio Bravo, El Dorado, Rio Lobo) qui se voit confier la tâche de travailler sur un premier draft, à partir de novembre 1977. Dans cette première version (remise en février 1978), on retrouve des ébauches de Yoda, de la Cité des nuages et de la soeur jumelle de Luke, mais pas la moindre trace d’un quelconque « Je suis ton père » (ledit père apparaissa­nt même en hologramme Jedi pour parler à Luke). Leigh Brackett n’ira pas plus loin. Elle meurt d’un cancer le 18 mars 1978, au moment même où se dessine la révolution dramaturgi­que qui deviendra la clé de voûte de toute la saga.

Lucas comprend qu’il y a quand même beaucoup de figures du père pour un seul Luke (l’oncle Owen Lars, Obi-Wan, Yoda, Vador, plus le vrai papa Anakin) et choisit de faire le grand saut en fusionnant Vador et Anakin en un seul et même personnage. Embauché pour écrire la nouvelle version, Lawrence Kasdan a récemment raconté sa stupéfacti­on devant « le truc le

« UNE TRAGÉDIE DE DIMENSION ÉPIQUE. » MICHAEL KAMINSKI, The Secret History of « Star Wars ».

plus génial que j’aie jamais entendu ». On peut fantasmer la scène en conférence d’écriture, George Lucas, un mug de café à la main, proposant son idée à des collaborat­eurs sidérés par tant de génie. Mais il semble bien que l’idée lui soit venue seul devant sa page blanche, avant d’apparaître dans son second draft manuscrit, daté d’avril 1978. Comme l’écrit Michael Kaminski dans son livre surdocumen­té The Secret History of Star Wars, à partir du moment où Vador est le père Skywalker, « Lucas prend conscience qu’il a entre les mains bien plus qu’une bonne backstory ; il a une histoire d’aventure, de trahison et de tragédie de dimension épique, presque une autre saga ». De fait, dans les huit mois qui suivent, George Lucas réécrit non seulement le script de L’Empire contre-attaque avec Lawrence Kasdan et le réalisateu­r Irvin Kershner, mais aussi la légende de la création globale de Star Wars. La page de garde du scénario de L’Empire contre-attaque passe de Chapitre II à Épisode V (cinquième draft, daté février 1979), Lucas ayant dans l’intervalle pris la décision de concevoir une prélogie. Pour faire bonne mesure, il trafique même de manière totalement malhonnête le soi-disant script originel du premier volet en Épisode IV – Un nouvel espoir, pour The Art of Star Wars, le livre making of publié en 1979. C’est donc à l’instant précis où Dark Vador est devenu Anakin Skywalker que le mythe du « j’avais tout prévu dès le début » prend sa source. Bien sûr, il y a là un énorme bidouillag­e de la part de George Lucas, une réécriture parfaiteme­nt mensongère de son processus créatif. Mais il y a aussi un peu de vrai : George Lucas a bel et bien eu une «vision globale » de la saga Star Wars, dans toutes ses déclinaiso­ns. Ça ne s’est simplement pas passé en 1974 lors de la conception du premier film, mais pendant les fêtes de Pâques 1978, au moment de mettre en place une contre-attaque décisive, qui allait effectivem­ent tout changer.

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Carrie Fisher et Mark Hamill dans La Guerre des étoiles.
 ??  ?? David Prowse, dans L’Empire contre-attaque.
David Prowse, dans L’Empire contre-attaque.
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 ??  ?? La Guerre des étoiles, de George Lucas.
La Guerre des étoiles, de George Lucas.

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