L’EFFET MANDELA
Pour fêter le vingtième anniversaire de la première trilogie, en 1997, George Lucas revisite les films en trois éditions spéciales. Nouveaux effets digitaux, nouveaux dialogues, nouvelles scènes et disparition des versions originales. Mona Lisa est défigurée dans un chantier en reconstruction perpétuelle, à la grande tristesse de tous ceux qui ont grandi avec le mythe. La fanbase ne sera plus jamais la même. Pour les gamins des années 70-80, il y a l’avant, et l’après éditions spéciales. Les premières vingt années, donc, et l’ère post-1997, quand Lucas décide d’effacer de la surface de la Terre les toutes premières versions de la trilogie originelle, celles avec lesquelles tout le monde a grandi, pour les remplacer par des copies non conformes, numériquement lissées, aux effets spéciaux corrigés et avec des scènes rajoutées, qu’il continuera à triturer à chaque réédition successive : VHS, puis DVD, jusqu’à la version HD dite « définitive », éditée en Blu-ray en 2011.
Ou comment les retouches apportées sans cesse par George Lucas aux films originaux depuis les éditions spéciales de 1997 (et même avant) ont créé une mémoire collective altérée, elle-même en perpétuelle restructuration.
Un nouvel espoir
En vérité, et cela, très peu de fans français s’en sont aperçus, Lucas a commencé à modifier la trilogie bien avant. Certes, tout le monde était au fait qu’en VO, Star Wars était devenu Star Wars, Episode IV – A New Hope, dès sa ressortie outre-Atlantique, en 1981. Mais personne n’a tiqué en 1995 quand, en rééditant la trilogie « pour la dernière fois » en VHS et Laserdisc dans des masters approuvés THX, Lucas a pratiqué un tour de passe-passe sur le marché français. Le titre La Guerre des étoiles est remplacé par Star Wars dans le texte d’ouverture. À l’époque, l’édition est accueillie à bras ouverts par les fans hexagonaux, trop heureux de posséder enfin les versions originales. Ils ne réalisent pas alors que les titres des trois films (rebaptisés sur le modèle de l’épisode IV), les déroulés textes et les génériques de fin en français, ont été balayés d’un coup et rejetés aux oubliettes de l’histoire. Ils n’existent plus désormais que sur trois éditions Laserdisc, les versions Gold de 1989, et les rééditions de 1994 (le coffret en forme de pyramide), décriées pour leur qualité, alors qu’elles resteront, désormais pour toujours, les seuls témoignages de la première trilogie telle que les Français l’ont découverte et visionnée pendant près de vingt ans ! C’est dès 1993, quand il lance le chantier de l’épisode I (La Menace fantôme), que George Lucas décide de faire le ménage. Pendant les quatre années qui suivent, il prend soin d’effacer méthodiquement, pays par pays, toute trace d’un passé qui ne lui convient plus. La Guerre des étoiles en France (rebaptisé Un nouvel espoir), Krieg der Sterne en Allemagne, sont patiemment délogés de l’inconscient collectif pour devenir Star Wars, marque globale déposée, celle-là même qu’il vendra vingt ans plus tard pour 4 milliards de dollars.
Manifeste esthétique
Ce révisionnisme annonce la suite. Si les fans accueillent d’abord les éditions spéciales avec excitation, ils déchantent très vite dans les années qui suivent, quand ils découvrent que ces mêmes éditions spéciales sont en perpétuelle mutation, pour chaque nouvelle édition vidéo (Laserdisc, DVD, HD) ou ressorties salles, les effets spéciaux étant régulièrement refaits et les bandes-son remixées. À leur tour, les éditions de 1997 n’existeront plus sous leur forme initiale qu’en Laserdisc, sans que le public n’en soit averti (seuls les fans attentifs, de mieux en mieux organisés grâce à Internet, s’apercevront du subterfuge). Ces retouches constantes peuvent être interprétées comme le signe d’un réalisateur ayant un rapport d’insécurité à son travail. Une autre théorie voudrait que Lucas se soit mis avec le temps à détester férocement la trilogie originelle, au point de s’en servir comme laboratoire test pour son vrai « grand oeuvre », la prélogie... En vérité, Lucas semble plutôt avoir choisi de traiter la saga Star Wars comme un manifeste esthétique global étalé sur six films. Les retouches numériques ne sont pas une provocation, mais un geste d’artiste, destiné à égaliser son travail de cinéaste, à rendre cohérent et « visionnaire » un style visuel ébauché dès son premier long métrage THX 1138, sorti en 1971. Une démarche qu’il aura menée jusqu’à retravailler THX 1138 pour ses éditions DVD et Blu-ray, y appliquant des retouches numériques tout droit sorties des Star Wars version prélogie !! Ce qui s’appelle boucler la boucle.
Sans l’avoir prévu, avec ses incessantes retouches, George Lucas va être à l’origine d’un phénomène Internet qui dépasse de loin Star Wars ou son propre travail
« TROIS RAISONS D’AVOIR CONSTRUIT DES SALLES DE CINÉMA. » SLOGAN DE L’ÉDITION SPÉCIALE DE LA TRILOGIE STAR WARS.
de metteur en scène mais s’étend à l’histoire du cinéma (et de la pop musique) tout entière : celui des « préservations », des restaurations « pirates » faites par des internautes plus ou moins anonymes, rendues possibles par le boom technologique des ordinateurs et logiciels contemporains. Comme pour atténuer ce que l’on appelle « l’effet Mandela » provoqué par les multiples retouches (la reconstruction de faux souvenirs ou quand plusieurs personnes affirment conjointement se souvenir d’événements qui ne se sont jamais produits), toutes les versions successives de chaque Star Wars de la trilogie originale sont disponibles sur le Net, pour qui sait bien chercher, dans toutes leurs variations d’effets spéciaux, de doublages et de mixage son possibles. Jamais Lucasfilm n’a intenté une action en justice, ou envoyé une simple lettre d’avertissement à ces fans zélés, qui font office d’archivistes et de gardiens d’une mémoire collective, sinon complètement azimutée.
Les appels incessants à une véritable ressortie officielle de la première trilogie (mais laquelle ? Celle propre à chaque pays ? Celle rééditée en 1995 et déjà globalisée ?) donnent lieu à des news Internet qui redeviennent virales au moins trois fois par an. Mais ils semblent vains. Le rêve initial de Lucas était celui d’un ranch, une communauté hippie ouverte à tous, où chacun pourrait exprimer librement sa créativité. Finalement, avec le mouvement des préservations, puis celui des fans edit, n’y sera-t-il pas arrivé ?