LA GUERRE DES 30 ANS
L’excitation est à son comble en 1999. Des millions de fans, sabres laser lumineux en main, s’égosillent dans les salles obscures comme un seul homme quand le logo Lucasfilm apparaît sur l’écran. Les hurlements redoublent quand le carton d’introduction « Il y a bien longtemps... » s’affiche, puis s’amplifient encore quand le logo Star Wars surgit, ponctué de la musique de John Williams. Et puis le texte déroulant. Et puis... le silence. Presque vingt ans après ce choc générationnel, le silence pèse encore. Lourd, sombre, comme à un enterrement. À la sortie de la projection de La Menace fantôme, les sabres laser sont éteints. Ceux qui avaient 8 ans en 1977 en ont 30 à présent, et ils ne savent plus trop à quel Jedi se vouer. Depuis, de nombreux liftings de montage (plans additionnels rajoutés pour la podrace) et numériques (la marionnette Yoda remplacée par son ersatz numérique des films suivants) sont passés par là, mais le désarroi est resté le même.
Pourtant, George Lucas n’a fait que réitérer le « coup » du Retour du Jedi, en « rebootant » la saga pour les plus jeunes, comme il l’avait annoncé. Pour les trentenaires, l’expérience est vertigineuse. Il y a ceux qui préfèrent s’enfermer dans le déni, ceux qui se projettent déjà vers l’épisode II (L’Attaque des clones) et ceux, les plus nombreux, qui ont la douloureuse sensation d’avoir été délaissés, oubliés sur une aire de parking, pendant que le tonton George repart au volant de sa Chevy avec une nouvelle fournée de marmaille trouvée sur place. De fait, Lucas a toujours déclaré qu’il s’agissait avec cette nouvelle trilogie, baptisée prélogie, de redéfinir la mythologie pour un nouveau public. « Il y a désormais deux fanbases pour Star Wars, explique-t-il en 2005, les plus et les moins de 25 ans. Les plus de 25 ans sont devenus journalistes, blogueurs, ils sont partout sur le Net. Ils n’aiment pas les prequels, qui sont vénérées par les autres. Si vous allez sur les forums Internet, vous verrez que souvent, ils s’en prennent les un aux autres. » Si l’on fait abstraction de cette division adultes/enfants et que l’on regarde le film objectivement, les problèmes sont criants. On peut lire la mort dans les yeux des acteurs s’adressant à la créature CGI Jar Jar. L’une des
Une génération passe et La Menace fantôme passe à la suivante, laissant des trentenaires éplorés, mais réactivant la franchise pour le XXIe siècle.
innovations de Lucas, qui va devenir de mise dans tous les blockbusters américains, celle de « compositer » en digital des prises de vues différentes en détourant les acteurs pour créer la prise « parfaite » ne fonctionne jamais. On a constamment l’impression, alors qu’ils sont tous dans le même plan que les acteurs jouent dans des films différents.
Film composite
À la vue du film, Liam Neeson en personne, atterré par sa performance, aurait exprimé son désir de prendre sa retraite. Terence Stamp a pour sa part raconté sa frustration vis-à-vis de son expérience sur le film : « Je dois un jour donner la réplique à Natalie Portman. J’arrive sur le plateau, elle n’est pas là. On me dit qu’elle a pris une journée de repos. Je demande alors comment on va pouvoir faire la scène. Ils me montrent un pied avec une feuille de papier collée dessus. “Tu vois cette feuille de papier ? C’est Natalie Portman. Donne ta réplique à la feuille de papier.” »
Avec cet épisode I, Star Wars s’est en quelque sorte « James Bondisé ». Comme pour l’espion de sa Majesté, on sait que le meilleur est désormais derrière nous, même si l’on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise de temps à autre. À la sortie du film, on se raccroche aux branches, et on s’attache donc aux quelques réussites, personnages (Dark Maul) ou séquences (La podrace, au mixage son incroyable) qui ont impressionné, sachant qu’on reviendra de toute manière au prochain épisode, voir comment la franchise se tient et évolue, sans jamais trop y croire non plus.
L’air de rien, et c’est un signe supplémentaire du chic de Lucas pour sentir le pouls de la pop culture, même sans le faire exprès, le désarroi du public trentenaire est aussi à l’origine d’un véritable mouvement artistique cyber, qui n’a cessé de grossir depuis : le fan edit. Une initiative lancée par le « phantom editor » (ou monteur fantôme), un professionnel de Hollywood anonyme qui parvient à remonter ce premier épisode à sa convenance, d’abord en VHS puis en DVD, pour en lisser les défauts, ouvrant la porte à des centaines d’émulateurs et de variations (sans Jar Jar, en noir et blanc et muet, les trois épisodes en un seul film…) de la prélogie.
« Il faut comprendre que je n’ai jamais fait du cinéma commercial, à l’exception des Indiana Jones, analyse George Lucas. Personne ne pensait qu’American Graffiti ou La Guerre des étoiles allaient marcher.
« IL Y A DÉSORMAIS DEUX FANBASES DE STAR WARS, LES PLUS ET LES MOINS DE 25 ANS. » GEORGE LUCAS
Ce qui s’est passé, c’est que tout le monde avait en tête la prélogie évidente et que je ne suis pas allé dans ce sens. Je n’ai pas tourné la version que tout le monde attendait, celle où l’épisode III (La Revanche des Sith, où Anakin devient Vador) aurait été l’épisode I. Ensuite, on aurait eu deux films avec Dark Vador qui sillonne la galaxie, coupe des têtes avec son sabre, terrorise et tue tout le monde. Non, la question que me suis posée, c’est : “Comment est-il devenu Dark Vador ?” Je voulais explorer ses relations avec le monde, ses débuts. Montrer qu’il était un gentil petit garçon, qui passe du côté obscur. Comment une bonne personne devient mauvaise, comment une démocratie devient une dictature, tout en pensant être dans le droit chemin. »
Dans les deux épisodes suivants, Lucas fera certes disparaître Jar Jar et les autres aspects les plus enfantins, mais il conservera le hiératisme visuel glaçant de La Menace fantôme, directement issu de son premier film THX 1138 et tranchant radicalement avec le « classic Star Wars » que le public espérait. La Menace fantôme est en vérité plus intéressant à regarder sous le prisme de la filmographie de George Lucas réalisateur, que sous celui de Star Wars. Malgré ses nombreuses maladresses et défauts, c’est un compromis plus équilibré entre le cinéma expérimental du Lucas des débuts et le jackpot commercial de l’épisode IV (La Guerre des étoiles/Un nouvel espoir). C’est Lucas jetant un regard introspectif sur lui-même et sur sa créativité originelle, retournant dans sa propre enfance et adolescence, sans doute le testament définitif du jeune idéaliste qui sommeille toujours en lui, et qui aurait pu, de l’aveu même de ses amis Francis Ford Coppola et John Milius, être un très grand réalisateur. S’il n’avait pas créé Star Wars...
« JE N’AI JAMAIS FAIT DE CINÉMA COMMERCIAL. » GEORGE LUCAS