LE GRAND MÉCHANT DISNEY ?
Tout commence et s’achève à Disneyland. En 1986, alors qu’il inaugure le premier Star Tours dans le parc d’attractions, le président de Disney, Michael Eisner, reçoit George Lucas devant plus d’un millier de personnes d’un tonitruant « George est le Walt Disney du futur ». Vingt-cinq ans plus tard, son successeur Bob Iger accueille Lucas au Walt Disney World pour inaugurer la deuxième version du Star Tours. C’est plus qu’une nouvelle version, puisque Lucas a décidé de réinventer l’attraction. La première (Endor Express) avait pour toile de fond Le Retour du Jedi et n’était qu’un simulateur de vol amélioré. La nouvelle est une folie qui permet de visiter onze régions de la galaxie Star Wars. Elle comprend des vaisseaux, des planètes et des personnages des deux trilogies. Mieux : l’action du show se déroule entre l’épisode III et l’épisode IV et permet d’unifier tout l’univers du démiurge barbu. Avant la cérémonie d’ouverture, Bob Iger et George Lucas se retrouvent en tête à tête dans un restaurant du parc. C’est là que le PDG de la Walt Disney Company lâche sa bombe. Alors que Lucas finit son omelette, Iger lui demande s’il serait prêt à vendre la Lucasfilm Company. Le timing n’est pas anodin. Iger sait ce qu’il fait. Depuis quelque temps, Lucas a commencé à prendre de la distance avec Hollywood et Star Wars. Le Star Tours est enfin terminé, l’aventure Star Wars – The Clone Wars (la série d’animation qu’il surveillait de près) se déroule sans accroc sous la supervision de Dave Filoni et le cinéaste n’a plus aucun film de prévu. Ni en projet, et encore moins à l’esprit. Lassé des attaques perpétuelles des fans, Lucas a d’ailleurs confié au Los Angeles Times, en 2008, que Star Wars était une affaire classée. « Il n’y a plus d’histoire à raconter. On me pose sans cesse la question pour savoir
Le rachat de Lucasfilm par Disney a été un coup de tonnerre industriel, marquant le transfert entre la vision d’un seul homme (d’un homme seul) et celle d’une corporation gigantesque, dont le seul objectif est de satisfaire le plus grand nombre.
ce qui se passe après Le Retour du Jedi, mais il n’y a pas de réponse. Les films racontaient l’histoire d’Anakin et de Luke Skywalker, quand Luke sauve la Galaxie et retrouve son père, l’histoire est finie. » Pourtant, s’il pense à céder son entreprise depuis maintenant plusieurs mois, la proposition de Bob Iger le prend par surprise. Il ne peut pas vendre une coquille vide, il doit laisser un empire en héritage.
Beaucoup de monde à l’époque se pose la question : pourquoi Disney ? D’abord, Lucas travaille depuis longtemps avec Iger qu’il a rencontré sur Les Aventures du jeune Indiana Jones, dans les années 90. D’autre part, les liens avec le studio sont anciens, notamment via Pixar, dont Lucas a été l’un des promoteurs. Ensuite, le cinéaste est sûr que le géant du divertissement saura « nourrir la marque, gérer les licences et assurer le futur de la compagnie ». Enfin, comme il le dira quelques jours avant la signature dans une vidéo interne, « au bout du compte, quand on arrivera à la fin du monde et qu’on mourra tous, la dernière chose qu’il restera, ce sera Disney ». Lucas réfléchit un peu mais il accepte très vite. Pendant des mois, les tractations vont se multiplier en sous-main. En janvier 2012, il annonce qu’il ne produira plus de blockbusters. À la même époque, il commence à réfléchir à de nouvelles idées pour la suite. En juin, Kathleen Kennedy est nommée coprésidente de Lucasfilm. Et le 30 octobre 2012, le deal est signé. Pour 4 milliards de dollars, Disney rachète Star Wars. La firme aux grandes oreilles promet dessins animés, jeux vidéo, produits dérivés, parc à thème et une suite bisannuelle à la saga Skywalker.
Un séisme inédit
Le 30 octobre, le monde de la (pop) culture vit donc un séisme d’une magnitude monstrueuse. Sur Internet, le fandom s’inquiète. « Est-ce que Leia va devenir une princesse Disney ? », se demande l’acteur Simon Pegg sur Twitter. « Est-ce qu’on aura le droit au château de la Belle au bois dormant avant le déroulant ? » lui répond bave aux lèvres l’humoriste Mike Drucker. Les fans hardcore de la saga sont dans un état de confusion extrême. Doivent-ils se réjouir de voir une suite sur les écrans à l’horizon 2015, même produite par Disney, ou crier au scandale et à la catastrophe culturelle ? Doivent-ils sauter de joie ou sangloter en assistant au retrait de leur père à tous ? En bref, Star Wars s’est-il jeté dans la gueule du loup ? Et fallait-il vraiment tuer le père ?
Par une étrange ironie, un documentaire formidable est sorti dans les salles américaines en mai 2011, quelques jours à peine avant la proposition de Bob Iger.
« EST-CE QUE LEIA VA DEVENIR UNE PRINCESSE DISNEY ? » SIMON PEGG
The People vs George Lucas, d’Alexandre O. Philippe, revient sur la relation amour-haine entre le cinéaste et son public et met sur la table la question que tout le monde se pose alors : à qui Star Wars appartient-il vraiment ? À celui qui a créé cet univers ou à ceux qui ont choisi d’en faire l’acte de naissance d’une génération ? Star Wars est-il la propriété de George Lucas ou celle de tout le monde ? Les gens de Disney vont être confrontés à cette équation insoluble et tâcher d’y répondre sans s’aliéner personne, comme ils avaient déjà dû le faire lors du contrat avec les Japonais du studio Ghibli, le rachat de Pixar ou celui de Marvel. Toute la stratégie des executives qui président au rachat et à l’organisation future va répondre à cette recherche d’équilibre. Respect, tactique et doigté. Lucasfilm a été vendu avec à sa tête Kathleen Kennedy, productrice de Spielberg et « amie de la famille », censée protéger l’intégrité de la saga. Avec la bénédiction de Lucas, elle installera J.J. Abrams aux commandes de l’épisode VII quelques mois plus tard, manière de promettre que les fans ne seront pas trahis mais représentés. Enfin,
« À LA FIN DU MONDE, IL RESTERA DISNEY. » GEORGE LUCAS
lorsque Bob Iger découvrira les premières ébauches de Lucas pour les épisodes VII, VIII et IX, sa réponse sera on ne peut plus politique : « Il y a des choses très intéressantes. » Manière polie de faire comprendre au monde qu’elles sont assez désastreuses et que la passation de pouvoir entre la vision du génie vieillissant et les attentes d’un public transgénérationnel toujours plus nombreux est plus que souhaitable : inéluctable. À la sortie de l’épisode VII, même Lucas (pourtant très critique au début de la production) sera obligé d’admettre qu’il a « aimé le film ». Langue de bois ? Stratégie de communication ? Une chose est sûre : le seul type qui pouvait s’autoriser à tout gâcher n’était plus dans le coup. Et il ne se trouvait plus beaucoup de monde pour le pleurer...