TINKER TAILOR SOLDIER SPY
En 1979, la BBC lance une adaptation en six épisodes de La Taupe avec Alec Guinness dans le rôle du flegmatique George Smiley. Au cours des cinq heures de programme, le réalisateur John Irvin réussit l’impossible : compresser les méandres géniaux du récit d’espionnage de John le Carré sans jamais le trahir et, surtout, donner corps à l’un des héros les plus intrigants de la littérature contemporaine.
Plus qu’un romancier, John le Carré est une sorte d’essayiste, et ses récits sur la guerre froide sont les plus beaux. Ils sont parfois si tortueux, si complexes, que la forme longue de la série est la mieux appropriée à leur adaptation. On a plusieurs fois porté ses romans à l’écran, mais rarement aussi subtilement que dans Tinker Tailor Soldier Spy. J’ai dû la découvrir en VF, il y a très longtemps, avant de la revoir finalement en DVD anglais, pendant que je préparais le tournage d’Espion(s). Le principe du récit est très simple : une taupe se cache au sein du Cirque, le haut commandement du contreespionnage britannique. George Smiley, un vétéran de la maison, enquête pour découvrir l’identité du traître. Le générique de la série, une suite de poupées russes animées, résume à la perfection les enjeux de ce qui va se passer au cours des sept épisodes.
Monde parallèle
Le rythme de Tinker Tailor Soldier Spy pourra être qualifié par certains de « lent », mais il n’en est rien : chaque scène est construite sur une durée qui me paraît toujours la plus juste. L’adaptation est vraiment magnifique, et John Irvin a un talent particulier pour les mises en place
des acteurs dans l’espace : les bureaux étroits, les appartements lugubres, les rues sombres. On nage dans un monde parallèle, fait de rendez-vous à huis clos, et de discussions dans des pièces semi-éclairées : c’est la grande force de la série. Ce que j’aime par-dessus tout dans Tinker Tailor Soldier Spy, c’est comment les « services » sont filmés sans glamour, comme une vieille institution poussiéreuse, traversée d’hommes gris et interchangeables qui boivent du thé avec des piles de dossiers entassés sur leurs bureaux.
L’image est signée Tony Pierce-Roberts, un grand chef opérateur : son travail annonce déjà ce qu’il fera pour Jerzy Skolimowski dans Travail au noir. On navigue dans un climat de paranoïa feutré, et l’ordinaire de ces personnages est au fond misérable et sans éclat. Il y a un contraste magnifique entre Smiley, cet homme effacé et rusé, et l’agent Ricki Tarr, un faux playboy qui est en fait le premier à découvrir l’existence du traître. Tout part de lui. À la fin du premier épisode, Tarr rencontre Smiley dans un lieu tenu secret et lui dit : « Je vais vous raconter une histoire, une histoire d’espions. Et si elle est vraie, et je pense que c’est vrai, il vous faudra, cher ami, réorganiser tout votre service. »
Au cours d’une mission à Lisbonne, Tarr vit une passion amoureuse terrible et violente, et c’est suite à cette relation qu’on découvre l’existence de la taupe. Smiley, lui, est un homme sans vie intime, échoué au milieu des turpitudes des autres : il en devient l’observateur, et finalement le seul capable de déchiffrer ces crises.
Ligne claire
La morale de Tinker Tailor, c’est qu’on doit distinguer deux types d’hommes : ceux qui sont aimés, et ceux qui ne le sont pas. C’est la ligne claire de cette histoire qui la rend à la fois universelle et tragique. L’épilogue de la série est glaçant : le malheur de Smiley, c’est celui d’un homme seul, qui n’est plus aimé. Le reste est à ses yeux du vent, du néant. Cinq heures et demie, ce n’est pas trop pour raconter tout ça, et c’est sans doute pour cette raison que le film La Taupe (Tomas Alfredson, 2012), en dépit de ses qualités, ne m’a jamais paru du niveau de la série. Le récit détaillé de Ricki Tarr, par exemple, occupe presque un épisode entier sur les sept. La puissance de la série tient dans son économie visuelle, sa réserve, son atmosphère. Mais il y a aussi les acteurs. Alec Guinness est un Smiley extraordinaire et introverti. Il avait impressionné le Carré au point que l’écrivain avait complètement identifié le personnage à l’acteur. Le Carré raconte d’ailleurs qu’après la série, il pensera toujours au visage du comédien. Guinness, c’est une voix, musicale en diable, avec une intonation toute particulière. Et un regard qui change du tout au tout quand il enfile ses lunettes à double foyer. Le plus difficile pour un acteur, c’est de ne rien faire, au risque comme on dit, de se retrouver « en carafe ». Guinness est souvent dans la position d’un confesseur. Il passe beaucoup de temps dans la série à écouter, attendre, réfléchir. Et dans ce registre, il est absolument unique.
Château de cartes
Les autres interprètes sont brillants : Ian Bannen est un Jim Prideaux adroit, sur ses gardes, et au fond ultrasensible. Bill Haydon, son amant (inspiré de l’espion britannique Kim Philby), est la clef absolue de toute cette histoire : son monologue face à Guinness dans l’épisode 7 résume toute la complexité de Tinker Tailor : les traîtres se rebellent d’abord contre un ordre moral, une hypocrisie sociale, propres à la société anglaise. Ian Richardson, qui incarne Haydon, est un acteur anglais méconnu en France ; un mélange entre Herbert Marshall et George Sanders. Il donne tout son piquant à la série. Il est aussi à l’origine d’un des personnages les plus célèbres de la télévision anglaise, Francis Urquhart, le héros de la série originale House of Cards, en 1990 [lire page 21]. C’est ce livre et cette série qui inspirèrent le remake américain ; mais dans l’original, il y avait déjà les regards caméra malicieux, les sous-entendus, et la violence de la politique. Et personnellement, je la trouve bien supérieure à son remake.
ON NAVIGUE DANS UN CLIMAT DE PARANOÏA FEUTRÉ
Pays Grande-Bretagne • 1979 • 1 saison • Créée par Jonathan Powell • Avec Alec Guinness, Michael Jayston, Anthony Bate... En DVD (import)
Ancien critique aux Cahiers du Cinéma, animateur de Nova fait son cinéma sur Radio Nova, Nicolas Saada est le réalisateur des films Espion(s) (2009, avec Guillaume Canet) et Taj Mahal (2015, avec Stacy Martin). Il vient de tourner la minisérie Thanksgiving, qui sera diffusée à la rentrée sur Arte.