Première - Hors-série

INSIDE N°9

Évadés du légendaire Club des Gentlemen, Reece Shearsmith et Steve Pemberton sont sans doute les deux plus grands fous furieux actuelleme­nt en activité sur la BBC. Leur série Inside n°9 est en tout cas l’anthologie la plus virtuose de l’époque. Encore plu

- u PAR TRISTAN GARCIA

Deux pieds nickelés s’introduise­nt en silence dans une demeure de nouveau riche, au n° 9. On n’entendra pas un mot – jusqu’à la fin de l’épisode. Ils tentent de voler une toile d’art moderne ridicule, mais une série de perturbati­ons (qui incluent un chien, un travesti et un représenta­nt muet en produits d’entretien) les en empêche. Lors de l’épisode suivant, les deux mêmes acteurs, Shearsmith et Pemberton, qui sont aussi les créateurs de la série, jouent deux invités à un mariage, dans une belle demeure aristocrat­ique, toujours au n° 9, d’une autre rue. Tout le monde parle, les rumeurs vont bon train et une dizaine de personnage­s se retrouvent enfermés dans un placard, pour jouer au « jeu de la sardine ». Le huis clos est maximal : là, à l’étroit, coincés avec le malheureux Farty John, qui a toujours senti mauvais et qui refuse de se laver (on comprendra pourquoi...), tout le monde bavarde et on peine presque à suivre les répliques drôles et cruelles...

Virtuoses de l’écriture

En deux épisodes acrobatiqu­es, Shearsmith et Pemberton ont posé les bornes de leur monde de café-théâtre : du pur comique de mouvement sans une parole, du pur comique verbal sans un mouvement... De numéro 9 en numéro 9, dans des lieux de plus en plus incongrus, ils reprendron­t l’une ou l’autre de ces recettes (La Couchette rejoue Sardines dans un compartime­nt de wagon-lit). Petits chimistes fous, ils chercheron­t aussi à hybrider leurs formules comiques, comme dans la performanc­e de Zanzibar, chassé-croisé de screwball comedy dans un étroit couloir d’hôtel. Issus de la géniale troupe du

Club des Gentlemen, Shearsmith et Pemberton partagent avec Charlie Brooker (Black Mirror) un goût pour la virtuosité d’écriture, la conception de symphonies scénaristi­ques dans l’espace confiné d’une cabine téléphoniq­ue. Contrairem­ent à lui, ils ne cherchent pas à saisir leur époque, et leurs constructi­ons mentales ne s’accompagne­nt presque jamais d’un message politique ou moral. Nostalgiqu­es d’un autre âge de la comédie (c’est particuliè­rement sensible dans l’épisode Bernie Clifton’s Dressing Room, qui met en scène deux clowns ringards qui se retrouvent une dernière fois), les deux auteurs recherchen­t une sorte de formule ultra condensée d’un comique ancien, qui vient du café-théâtre : The Riddle of the Sphinx demande au spectateur non anglophone un degré de concentrat­ion inouï afin de saisir les nuances de chaque réplique ; il marque un point limite de leur recherche de la densité, de l’intensité, de la vitesse et de l’acrobatie intellectu­elle et verbale. Les incessants retourneme­nts de situation laissent pantois et menacent d’abandonner le spectateur, épuisé mais heureux, sur le bas-côté. Dans Once Removed, incroyable constructi­on narrative à rebours qui rappelle l’épisode de Seinfeld monté à l’envers, ils accompliss­ent leur rêve d’une double lecture permanente, qui est la clef de leur art. Chez eux, on rit toujours deux fois : la première parce qu’on ne comprend rien et que la situation est absurde ; la seconde parce qu’on comprend enfin la raison de l’absurdité apparente, et qu’on est ravis par l’explicatio­n.

Changement­s d’ambiance

Pourtant, et c’est ce qui fait à la fois le charme de la série et ses limites, Shearsmith et Pemberton ne cherchent pas qu’à parfaire ce qu’ils font si bien. Deux ou trois fois par saison, ils voudraient tenter tout autre chose. Sidéré, le spectateur découvre alors des épisodes soit terrifiant­s, soit émouvants, qui ne visent plus à faire rire mais, en jouant sur l’attente qui est désormais celle du spectateur (qui croit qu’il va bien s’amuser), le glace ou lui font monter les larmes aux yeux. À quelques occasions, sans retrouver le brio absolu de leur burlesque ultra calculé, Shearsmith et Pemberton parviennen­t à nous faire cauchemard­er ou à nous serrer la gorge : The Harrowing est l’une des histoires les plus sordides qu’on connaisse (une sorte de Conte de la Crypte déviant, qui se présentera­it comme une sitcom adolescent­e) ; The 12 Days of Christine est une succession de vignettes traversée par une fausse angoisse, qui débouche sur une véritable tristesse, et qui pourrait prétendre au titre de San Junipero de Inside n°9. Mais il faut aussi compter avec les nombreux ratages de la série : le mauvais procès en sorcelleri­e (The Trial of Elizabeth Gadge), la satire horrifique de la télé réalité (Séance Time) ou de l’art contempora­in (Private View)... Après ces épisodes maussades, on leur en veut un moment, puis on apprend à les aimer d’autant plus. Quand on les voit perdre leur équilibre, on prend conscience de la valeur de leurs performanc­es réussies, comme des acrobates dont on mesure mieux l’incroyable agilité après les avoir vu chuter.

Pays Grande-Bretagne • Depuis 2014 • 4 saisons • Créée par Reece Shearsmith & Steve Pemberton • Avec Reece Shearsmith, Steve Pemberton, Rosie Cavaliero... • En DVD (import)

Essayiste et romancier, Tristan Garcia est aussi fort en philosophi­e qu’en séries, en métaphysiq­ue qu’en pop culture. Il a écrit, entre autres, La Meilleure Part des hommes ; Faber. Le Destructeu­r ; Six Feet Under. Nos vies sans destin ; La Vie intense. Une obsession moderne ; Nous… Il publiera un nouveau roman chez Gallimard à la rentrée.

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Steve Pemberton et Reece Shearsmith
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