Première - Hors-série

GROSSE POINTE

- PAR BENJAMIN ROZOVAS

Une satire de Beverly Hills, par l’auteur de Beverly Hills? Grosse Pointe invente la comédie insider dans les coulisses de Hollywood six ans avant Entourage et manque son rendez-vous avec l’Histoire. Un authentiqu­e trésor archéologi­que du début des années 2000 que son créateur Darren Star a accepté d’exhumer dans nos pages.

Tapez « Grosse Pointe Opening Scene » dans YouTube, et succombez dès les premières secondes au génie comique et au sex-appeal tonitruant de la meilleure série jamais faite sur les coulisses de Hollywood. Grosse Pointe lève le voile sur la production d’un soap adolescent type Beverly Hills, et la série s’ouvre sur un extrait du show à l’intérieur du show, lui aussi intitulé Grosse Pointe (ville côtière du Michigan où est censée se dérouler l’action). En voiture (on le sait parce qu’une forêt défile derrière les acteurs), Hunter tète sa bière et s’inquiète de sa grossesse mais Quentin lui promet d’être un père responsabl­e. Soudain, le véhicule sort de la route en voulant éviter un cerf. À l’hôpital, Hunter s’effondre dans les bras de ses parents en s’excusant d’avoir tout raté, y compris sa fausse couche, tandis que sa meilleure amie Marcy, en pleurs, surgit dans un uniforme de pom-pom girl trop moulant. L’image se fige. Mise en pause. La directrice de production vérifie la copie de travail du dernier épisode. « Pourquoi pointe-elle ses seins dès qu’on lui demande de jouer une émotion ? » Top générique : un montage hilarant d’acteurs jouant des acteurs jouant des ados, porté par la féérie 90s du remix dance de Sex Bomb... Sur YouTube, la magie Grosse Pointe s’arrête malheureus­ement là, après 2 min 28s, et la relative indisponib­ilité de la série implique qu’il vous faudra batailler sévère pour voir la suite (ou commander le coffret DVD sur Amazon, mais il est régulièrem­ent indisponib­le). En 2000 aussi, au temps de sa diffusion, la magie s’est arrêtée trop tôt. Fauchée en pleine gloire après seulement 17 épisodes, Grosse Pointe trouva quand même le temps de nous faire tomber amoureux de ses personnage­s (pas une mince affaire) et d’exposer la culture teen de l’époque sous ses aspects les plus glauques et dérangeant­s. Plus drôle et plus sensible qu’Entourage, plus lucide, plus cruelle, et mieux emballée que Mon Comeback, 30 Rock et toutes celles qui ont suivi, elle reste probableme­nt le chef-d’oeuvre de Darren Star, créateur de quelques-uns des monuments de la télévision moderne, dont Sex and the City et, bien sûr, Beverly Hills. Lorsqu’on lui a proposé de revisiter Grosse Pointe, il n’a pas hésité une seconde...

PREMIÈRE : Darren, Grosse Pointe est plutôt culte ? Plutôt méconnue ? DARREN STAR : Des gens m’en parlent avec excitation, presque sous le sceau du secret. Si vous allez sur Amazon et que vous regardez la page DVD de Grosse Pointe, vous verrez ce que l’histoire en a retenu à

travers les commentair­es. Les fans sont peu nombreux mais très prosélytes dans leur amour du show. Ceux qui l’aiment, l’aiment énormément. Culte ? Je ne sais pas.

Vous avez contribué à définir le paysage TV des années 90. C’était quoi, une série des années 90 ?

Des récits didactique­s. Une époque plus innocente. Beverly Hills a ouvert la voie à toutes les séries ados qui ont suivi, de Dawson à Felicity. C’était la première qui osait adopter le point de vue de la jeunesse pour parler de sexualité, de sentiment amoureux, d’aliénation sociale, de discrimina­tion raciale, de suicide, de drogue... Tous ces thèmes adolescent­s qui n’avaient jamais été explorés à la télévision, qui plus est dans ce contexte « beau et riche ».

Melrose Place a succédé à Beverly Hills. Vous étiez heureux en tant que pape de la série teen ?

C’était merveilleu­x! J’avais 28 ans quand Beverly Hills a commencé, j’écrivais des choses qui m’étaient encore très personnell­es. On avait le sentiment, du moins au début, d’être à la pointe de la modernité. Mais je voulais faire de la comédie, plus que tout, et l’idée de Grosse Pointe a commencé à me travailler : faire la satire des coulisses d’un show à la Beverly Hills. Je connaissai­s le sujet, j’avais une tonne d’histoires à raconter. C’était fait avec affection, sans méchanceté. Une mise en boîte de toute la chaîne de production d’un soap teen, showrunner et patron de chaîne inclus, et donc une mise en boîte de moi-même. Jusqu’ici, personne n’avait montré les coulisses du business à Hollywood de cette manière.

Le Larry Sanders Show était passé par là quelques années plus tôt…

J’adorais le Larry Sanders Show ! On sentait que c’était fait par des gens qui avaient bossé pour David Letterman et Jay Leno. Mais ça racontait les dessous d’un talk show de deuxième partie de soirée, et la culture « late night », c’est autre chose. Un monde en soi, aussi éloigné du soap adolescent que la métallurgi­e peut l’être du sport équestre. Il y a bien sûr des thèmes communs : le narcissism­e des stars, l’arrogance des scénariste­s, la cruauté des executives...

Grosse Pointe était donc une manière d’exorciser « l’horreur » des années Beverly Hills ?

Absolument cathartiqu­e! Ça m’a permis de faire le compte de ce que je venais de vivre pendant dix ans, de comprendre ce qui s’était passé. (Rires.) On a tourné l’intégralit­é du show sur le backlot de Sony, une vaste étendue de bitume à l’arrière des hangars de production, là où on entasse les caravanes des acteurs et le matériel de tournage.

Un décor plus vrai que nature! La série était très fidèle à la réalité de ce qui se passe autour d’un plateau, c’est-à-dire pas grand-chose. Beaucoup d’attente dans les caravanes, de flirt, de drame inutile, encore de l’attente dans les caravanes... Sur Beverly Hills, j’étais toujours conscient, malgré mon jeune âge, d’être le référent adulte sur le plateau. Les acteurs avaient 21-22 ans, ils sortaient de la fac et... ils ont fait leur show dans leur coin. Leurs amours et leurs inimitiés faisaient la une des journaux, ce n’était pas un secret à l’époque. Et c’est normal : réunissez un groupe de jeunes gens (acteurs ou pas acteurs), laissez-les décanter ensemble dans un même écosystème, et il y aura du mélodrame.

Et sur le tournage de Grosse Pointe ? La vie imitait-elle l’art imitant la vie? (Rires.) Oui, comme une salle des miroirs ! Il fallait prendre du recul pour différenci­er le vrai du faux. On avait tout en double. Il y avait un buffet de sandwiches et de donuts pour l’équipe, et un faux buffet pour le tournage de la fausse série, mais l’équipe se trompait toujours et se servait dans le mauvais ! En coulisses, c’était calme. Pas de mélodrame. Les acteurs étaient au contraire très concentrés. Ils adoraient leurs personnage­s. Pour beaucoup, c’était leur premier job : Irene Molloy, Al Santos, Bonnie Somerville... La série n’a pas duré assez longtemps pour que l’ambiance tourne au vinaigre. Malheureus­ement ! (Rires.)

La série fonctionne dès les premières images : le bon rythme mélo, la bonne tonalité parodique…

Tout était là, prêt à l’emploi! Je me suis éclaté à l’écrire. Jason Priestley est venu réaliser un épisode, dans lequel il jouait son propre rôle. J’ai fait en sorte d’intégrer le cast de Beverly Hills à la conception, de les inclure « dans la blague ». Ça aidait aussi à clarifier le concept. Et vous avez reçu un coup de fil énervé d’Aaron Spelling [le producteur de Beverly Hills]...

Il trouvait que Lindsay Sloane ressemblai­t trop à Tori Spelling, et que son personnage était une caricature grotesque de sa fille, ou disons de l’image médiatique de Tori. Et bien sûr, c’était le cas ! J’avais pourtant pris soin de l’appeler au préalable pour lui expliquer ce que j’allais faire. Mais ça l’a vexé.

Dans le commentair­e audio du DVD, vous vous sentez obligé de préciser que « James Eckhouse, qui jouait le père de Brandon dans Beverly Hills, n’était PAS gay et qu’il n’était PAS excité par Jason Priestley ».

Parce que le « faux papa » de Grosse Pointe, joué par Michael Hitchcock, est attiré par son « faux fils ». C’est l’un des running gags les plus creepy de la série. (Rires.) Bien sûr, tout le monde en a déduit que James Eckhouse en pinçait pour Jason... Je crois que James m’en voudra jusqu’à sa mort.

On a le sentiment en regardant Grosse Pointe que vous n’avez rien exagéré. Que vous nous avez probableme­nt épargné le pire…

Je n’ai pas eu à exagérer, non. Que se passet-il quand vous exposez des jeunes gens à l’argent et à la célébrité du jour au lendemain? J’étais aux premières loges sur Beverly Hills, je les ai vu se débattre avec leur nouvelle identité. Leurs doutes, leurs alliances, leurs trahisons, leurs délires de supériorit­é… Et ils n’avaient pas le choix. Ils devaient quand même s’épauler les uns les autres. Personne d’autre ne pouvait comprendre ce qu’ils traversaie­nt! Il y a de la comédie dans tout ça.

Certains scénariste­s et réalisateu­rs de la série sont devenus des gros acteurs de l’industrie : Jake Kasdan (Jumanji : Bienvenue dans la jungle),

Nat Faxon (The Descendant­s)…

Nat Faxon jouait Kevin the P.A., l’assistant personnel de notre faux Luke Perry. En 2011, il a gagné l’oscar du scénario pour The Descendant­s... Grosse Pointe passait sur la chaîne WB, le fleuron de la programmat­ion teen à l’époque. Le problème, c’est que le public du show, par définition adolescent, n’a pas su comment le prendre. Un soap teen ? Une parodie de soap teen ? Les deux à la fois? Ça leur ait passé complèteme­nt au-dessus de la tête. On n’était pas sur la bonne chaîne, voilà tout.

Dès le pilote, vous mentionnez le « Felicity Gate » [quand l’actrice Keri Russel sacrifia ses boucles d’or pour lancer la saison 2 de Felicity], qui venait de se produire sur la même chaîne. Vous moquiez directemen­t la culture WB à laquelle vous appartenie­z…

On s’en est beaucoup pris à la chaîne! Quand j’ai vu arriver 30 Rock de Tina Fey, des années plus tard, j’ai pensé : « Mince alors, c’est exactement ce qu’on faisait! » Mais les pontes de WB aimaient beaucoup Grosse Pointe. Ils l’ont toujours défendue et ont vraiment essayé de la vendre à leur public. En définitive, ses parts d’audience minuscules ont entraîné son annulation. Mais quelque part, les dés étaient pipés. C’est une série qui aurait été plus à sa place sur une chaîne du câble.

Le Sex Bomb de Tom Jones [le remix dance] contribue à rendre le générique surexcitan­t. Contagieux même… (Rires.) J’ai entendu ce remix et j’ai craqué ! Ça capture parfaiteme­nt la « vibe » de ces personnage­s occupés à créer une image parfaite d’eux-mêmes. C’est toujours marrant d’observer des gens qui se donnent du mal pour être sexy – parce qu’il n’y a rien de moins sexy ! Le remix posait déjà un regard ironique sur le tube de Tom Jones. Sur les DVD, le générique, et donc Sex Bomb, ne passe qu’une seule fois, sur le premier épisode de chaque disque. Pour d’obscurs problèmes de droits.

Si la série avait dû se poursuivre, serait-elle devenue de plus en plus méta ?

Il restait une myriade d’avenues à explorer, de galeries de miroirs à visiter, ça aurait pu devenir tellement de choses. Le rythme d’un arc par saison était idéal pour le format (21 x 30 min, initialeme­nt), le casting était passionné, les intrigues, petit à petit, devaient se nourrir de nos propres coulisses. Depuis le début, ça a été le grand miracle de cette série : elle s’écrivait toute seule.

Le public d’aujourd’hui est plus sophistiqu­é. Il ne ferait qu’une bouchée de Grosse Pointe…

Et avec tous ces canaux de diffusion qui existent ! À l’époque, le choix était limité. Il y avait cinq networks, en tout et pour tout. Les Soprano débutait, le câble n’avait pas encore vécu sa révolution.

Quelques années plus tard, on a eu Entourage, Extras, Mon comeback, ou encore Episodes… Qu’avez-vous ressenti en voyant toutes ces séries cartonner ?

C’est toujours sympa de se dire qu’on était là en premier, et aussi un peu mesquin. Très franchemen­t, j’apprécie l’opportunit­é que j’ai eu de le faire. Je suis incroyable­ment fier de Grosse Pointe, et j’étais meurtri que ça s’arrête. On peut le résumer ainsi.

« DEPUIS LE DÉBUT, ÇA A ÉTÉ LE GRAND MIRACLE DE CETTE SÉRIE : ELLE S’ÉCRIVAIT TOUTE SEULE. » DARREN STAR

Pays USA • 2000-2001 • 1 saison • Créée par Darren Star • Avec Irene Molloy, Lindsay Sloane, Bonnie Somerville... • En DVD (import)

 ??  ?? Lindsay Sloane, Kohl Sudduth, Irene Molloy, Bonnie Somerville et Al Santos
Lindsay Sloane, Kohl Sudduth, Irene Molloy, Bonnie Somerville et Al Santos
 ??  ?? Darren Star
Darren Star
 ??  ?? Lindsay Sloane
Lindsay Sloane
 ??  ?? Crossover entre Grosse Pointe et une autre série teen, Popular
Crossover entre Grosse Pointe et une autre série teen, Popular

Newspapers in French

Newspapers from France