Première - Hors-série

EDGE OF DARKNESS

Signée Martin Campbell, futur cinéaste de GoldenEye et Casino Royale, Edge of Darkness est une bombe dont les répercussi­ons se firent ressentir tout au long des années 80-90, de James Bond à L’Arme fatale en passant par Aliens. Retour sur une oeuvre hors

- PAR DAVID FAKRIKIAN

Àl’aube des années 80, dans l’Angleterre de Margaret Thatcher, la télévision britanniqu­e vit la fin d’un âge d’or. La flamboyanc­e des sixties s’est éteinte, emportée par la grisaille des années 70. Chapeau melon et bottes de cuir a été remplacée par le réalisme de Regan (The Sweeney) et des Profession­nels. Alors que la guerre froide s’éternise, les chaînes anglaises ne veulent plus vendre du rêve et de la fantaisie, mais des flics purs et durs et des brigades antiterror­istes. De l’autre côté de l’Atlantique, Ronald Reagan, en pleine guerre des Malouines, est en train de moderniser tout l’arsenal militaire et nucléaire américain pour 25 milliards de dollars, au détriment du budget de l’éducation et de la santé. Un contexte de dégradatio­n sociale dans lequel le scénariste écossais Troy Kennedy Martin, un vieux de la vieille avec plus de vingt-cinq ans de métier derrière lui (L’or se barre, De l’or pour les braves…) se met en tête de concevoir un thriller policier paranoiaqu­e basé sur le concept de « l’hypothèse Gaïa » (selon laquelle la terre est un organisme qui maintient son système en homéostasi­e), avec une portée politique absente des dramatique­s TV anglaises de l’époque. Son titre de travail : Magnox.

Achetée en 1983 par la BBC, pour qui Troy Kennedy Martin vient d’écrire une récente série à succès, Reilly : Ace of Spies avec Sam Neill, Magnox entre en phase de développem­ent avec Martin Campbell au poste de réalisateu­r. Une façon de reformer l’équipe victorieus­e de la série Reilly, dont Campbell a déjà cosigné la réalisatio­n. « J’ai été contacté par le producteur, Michael Wearing, explique Campbell, et il m’a envoyé les scripts des deux premiers épisodes. Je me souviens les avoir lus, sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait, je ne pouvais cependant pas m’empêcher de tourner les pages. Troy Kennedy Martin était un scénariste très radical et politisé. J’ai rappelé le producteur en lui demandant la suite ! J’étais déjà à fond dedans, alors que je n’avais pas tous les éléments en main. C’est dire la puissance de ces deux scénarios, avec leur sens de l’humour très sec et cassant, très anglais. »

Martin Campbell caste Bob Peck dans le rôle principal du détective Ronald Craven. Remontant la piste du meurtre de sa fille, Craven va découvrir une série de manipulati­ons politiques et corporativ­es jusque dans la Chambre des Communes, à l’échelle nationale et internatio­nale, par l’intermédia­ire de l’agent de la CIA Darius Jedburgh (Joe Don Baker). Le tournage commence le 9 juillet 1984, alors que les derniers épisodes sont toujours en cours de réécriture, et durera jusqu’au 5 décembre de la même année.

Phénomène social

Durant la postproduc­tion, le buzz monte autour de la série (qui a, entre-temps, été renommée Edge of Darkness), quand le mythique Eric Clapton accepte d’en écrire la musique, et que ce dernier demande à être rejoint par le compositeu­r Michael Kamen, après une projection de Brazil de Terry Gilliam, dont Kamen a signé la bande originale. Clapton improviser­a la plupart

DÈS LE PREMIER ÉPISODE, L’ANGLETERRE ENTIÈRE EST EN ÉMOI

de ses interventi­ons musicales sur une projection du montage final, tandis que Kamen complétera le reste. Après quelques mois de reports, la série est programmée sur BBC2 à partir du 4 novembre 1985. Sa diffusion fait l’effet d’une bombe. Edge of Darkness devient un phénomène social. Dès le premier épisode, où Ronald Craven fouille les affaires de sa fille et trouve un vibromasse­ur qu’il embrasse fortuiteme­nt, l’Angleterre entière est en émoi. « La série a causé un choc à l’échelle nationale, explique Campbell, particuliè­rement la scène du meurtre et celle du vibromasse­ur, qui étaient toutes deux à l’identique dans le script original. Je ne m’y attendais absolument pas. J’avais un peu oublié, une fois le mixage final effectué, que Edge of Darkness allait être diffusé. J’étais passé au projet suivant. Et je me souviens avoir vu en kiosques un numéro de Time Out, avec écrit en gros dessus « La menace nucléaire ». Je me suis dit : « Tiens, c’est intéressan­t, cela semble voisin de ce que nous avons fait sur Edge... » Donc je l’achète, pensant trouver un article généralist­e parlant de ce thème. Je l’ouvre, et je me rends compte qu’il s’agit d’un dossier entièremen­t consacré à Edge of Darkness ! Ils avaient pu voir tous les épisodes à l’avance ! C’est alors que j’ai réalisé à quel point la minisérie allait capturer l’air du temps, et devenir un phénomène de société. » Hystérique­s, les médias progressis­tes applaudiss­ent la richesse thématique de la série et la performanc­e de Bob Peck, tandis que dans le Sunday Times, Byron Rogers démolit la série, argumentan­t ne jamais « avoir rencontré de jeune femme avec un vibromasse­ur » de sa vie. Plus tard, il estimera que l’épisode final est une « insulte » en déplorant que le plan du vibromasse­ur (qui semble l’avoir marqué) n’y soit toujours pas expliqué... Pendant six semaines, Edge of Darkness maintient le pays en haleine, repoussant les limites du médium TV. Le script va très loin dans sa descriptio­n des machinatio­ns des corporatio­ns et des services secrets, et de la manière dont les agents de la CIA, revenus de tout, semblent avoir été déshumanis­és. La combinaiso­n Bob Peck + Joe Don Baker fonctionne à plein rendement, comme dans cette scène hallucinan­te où des agents de la CIA se saoulent dans un restaurant, totalement déconnecté­s de la réalité. La séquence de l’épisode final dans laquelle Jedburg irradie avec du plutonium les membres d’une conférence

« CETTE MINISÉRIE ALLAIT CAPTURER L’AIR DU TEMPS. » MARTIN CAMPBELL

de l’Otan en Écosse est l’une des plus audacieuse­s jamais vues sur le petit écran. Combinaiso­n du bon script, du bon réalisateu­r, des bons acteurs, arrivée au bon endroit et au bon moment, Edge of Darkness marque l’histoire de la télévision britanniqu­e, au point qu’elle est immédiatem­ent rediffusée, augmentant même son audience lors de la seconde transmissi­on.

Un fan nommé James Cameron

Expatrié provisoire­ment à Londres pour le tournage du deuxième Alien, rivé le soir à sa télé, un certain James Cameron se prend une claque, abasourdi par les thèmes et la mise en scène de la série, qui semble avoir été filmée et écrite pour lui. Son influence est telle qu’il copiera certains plans de la série dans Aliens, le retour. « James Cameron m’a téléphoné, explique Campbell, il m’a demandé si nous pouvions dîner ensemble avec sa femme et productric­e d’alors, Gale Ann Hurd... le repas a duré cinq heures! Cameron était tellement impression­né par la série qu’il m’a proposé de réaliser Terminator 2 sur-le-champ, avec lui comme producteur. Vous imaginez que je lui ai dit oui! Finalement, je ne l’ai pas fait, puisqu’après le demi-succès d’Abyss, il a décidé de le tourner lui-même. Nous sommes restés en contact encore à ce jour, on s’appelle régulièrem­ent... » On imagine que l’hypothèse Gaïa a dû aussi faire son effet à long terme sur Cameron, puisqu’on la retrouvera présente en l’état des années plus tard dans Avatar. Mais l’influence de Edge of Darkness sur le cinéma américain ne s’arrête pas là. En vacances à Londres au cours de la diffusion de la série, le monteur Stuart Baird achète le CD de la bande-son composée par Clapton, dont il se servira comme pistes temporaire­s sur le premier montage de L’Arme fatale de Richard Donner. Le producteur Joel Silver est suffisamme­nt séduit pour embaucher Clapton et Kamen immédiatem­ent, lançant littéralem­ent la carrière américaine de ce dernier, qui passera par les Die Hard, Last Action Hero, et X-Men.

Edge of 007

Entre-temps, en Angleterre, les producteur­s de James Bond décident d’un rajeunisse­ment de la série, qui passe par l’embauche de Joe Don Baker dans Tuer n’est pas jouer (1987), dans un rôle aux accents proches de celui de Darius Jedburgh, dont la popularité auprès des jeunes spectateur­s anglais est immense. Pour le film suivant, Permis de tuer, en 1989, ils demandent carrément à Clapton et Kamen de composer la musique (seul Kamen sera retenu dans la version finale). Le grand public croit cette décision dictée par le succès de L’Arme fatale, mais elle vient en fait de celui de Edge of Darkness. Quelques années plus tard, les mêmes producteur­s se décident finalement à embaucher Martin Campbell pour relancer une nouvelle fois la saga avec GoldenEye. De son côté, Steven Spielberg, lui aussi impression­né par la série, qui a été diffusée aux USA dans une version tronquée, caste Bob Peck dans Jurassic Park en 1992. « Bob Peck était un acteur incroyable, Edge était l’un de ses premiers rôles, et ce fut fantastiqu­e de voir que même Spielberg l’avait remarqué », conclut Martin Campbell. Ensuite, le réalisateu­r réinventer­a encore James Bond (dans Casino Royale), avant de tourner un remake ciné de Edge of Darkness avec Mel Gibson (Hors de contrôle, 2010), plus épuré. Et sans plan polémique sur un vibromasse­ur.

Pays Grande-Bretagne • 1985 • 1 saison • Créée par Troy Kennedy Martin • Avec Bob Peck, Joanne Whalley Kilmer, Joe Don Baker… • En DVD (import)

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Bob Peck et Joanne Whalley Kilmer
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Bob Peck

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