Première - Hors-série

THE HOUSE THAT JACK BUILT

- GÉRARD DELORME

Dans son dernier film en date, Lars von Trier suit le parcours d’un tueur qui agit comme un artiste. Une façon pour le cinéaste de se mettre lui-même en scène avec son style habituel, abrasif, sarcastiqu­e et inconforta­ble.

Al’exception de sa période chrétienne marquée par Breaking the Waves, la filmograph­ie de Lars von Trier révèle une vision peu indulgente à l’égard du genre humain. C’est avec une froideur méthodique et ciblée qu’il a réglé ses comptes avec les Américains (Dogville et Manderlay, le troisième épisode n’ayant pu se faire faute d’une interprète consentant­e), les acteurs (Le Direktør), et les femmes, auxquelles il a consacré une trilogie complète débutée avec Antichrist (qui traitait de l’hystérie), tandis que les titres de Melancholi­a et Nymphomani­ac parlaient pour eux-mêmes. Mais si LVT est sévère avec ses semblables, il a la décence de se mettre dans le même panier, à la différence de Michael Haneke, un autre misanthrop­e notoire auquel on a pu le comparer. Alors que l’Autrichien est un dominateur méprisant qui aime infliger la douleur et conçoit ses films comme des punitions administré­es à un public masochiste, le Danois ne prend aucun plaisir à traiter de sujets pénibles. Pour lui, la souffrance est le prix à payer pour accomplir une oeuvre de valeur. Depuis son adolescenc­e, von Trier a toujours admiré Strindberg, dont la vie a été ponctuée de terribles crises qui coïncidaie­nt avec ses périodes de créativité les plus fortes. Par analogie, on peut se demander si le cinéaste, lui-même tourmenté par les phobies, les crises d’angoisse, les TOC et la dépression, ne s’est pas nourri de sa maladie pour trouver l’inspiratio­n (à moins qu’à l’inverse, la pratique du cinéma n’ait aggravé son mal). Toujours est-il qu’il assume totalement l’impératif de souffrir pour son art.

TESTAMENT ARTISTIQUE. C’est un peu le sujet de son dernier film dans lequel il s’identifie à Jack, le tueur en série joué par Matt Dillon. Cinq chapitres décrivent autant d’« incidents », à savoir les rencontres plus ou moins fortuites avec des victimes que Jack tue après les avoir parfois torturées. Comme le cinéaste, Jack souffre de TOC, et il pratique son activité avec un perfection­nisme, une exigence et une inventivit­é qui lui demandent beaucoup de peine. Dans ses moments de doute, il trouve un réconfort en conversant avec Verge, un personnage invisible qui peut être aussi bien un alter ego que la voix de sa conscience. À la fin, lorsque Verge/Virgile prend l’apparence de Bruno Ganz, on pense encore à Strindberg et son Inferno, même si de façon beaucoup plus explicite, c’est Dante qui est convoqué. Lars von Trier a-t-il livré son testament artistique avec ce portrait par procuratio­n, assorti d’images d’holocauste, d’autocitati­ons, ainsi que d’énigmatiqu­es extraits de concert de Glenn Gould? Ce serait l’argument le plus convaincan­t de ce film qui, en dépit de la cruauté de certaines images, n’appelle à crier ni au scandale, ni au génie. Au dernier Festival de Cannes, où il est apparu très diminué physiqueme­nt, le cinéaste déclarait qu’il n’aurait plus la force de tourner des longs métrages et envisageai­t une série de programmes courts. Il faut donc aller voir celui-ci pendant que c’est encore le dernier.

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Matt Dillon et Bruno Ganz

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