Première - Hors-série

MISSION : IMPOSSIBLE ?

Dire adieu à Daniel Craig. Réussir le méchant bondien définitif. Lancer des pistes pour l’avenir de la saga. Voilà à quoi s’attaque le réalisateu­r Cary Joji Fukunaga avec Mourir peut attendre. Rencontre.

- u PAR FRANÇOIS LÉGER

MISSION : IMPOSSIBLE ? Interview de Cary Joji

Fukunaga

CARY JOJI FUKUNAGA : D’abord, laissez-moi vous raconter un truc sur Première. J’habitais dans le sud de la France quand j’avais 18 ans, et c’est l’un des premiers magazines que j’ai achetés. La couverture était consacrée à Trainspott­ing et je me souviens très bien avoir feuilleté la revue dans tous les sens un nombre incalculab­le de fois, parce que Trainspott­ing était mon film préféré à l’époque. Alors, me retrouver vingt ans plus tard à la tête d’un film qui aurait dû être réalisé par Danny Boyle, c’est surréalist­e ! (Rires.)

PREMIÈRE : Puisque vous abordez le sujet, comment avez-vous géré la transition avec Boyle (qui a quitté le projet pour « différends créatifs ») ? Comme j’ai énormément de respect pour Danny, je lui ai écrit à la seconde où l’on m’a offert le poste de réalisateu­r. Il m’a en quelque sorte donné sa bénédictio­n. Sauf qu’à ce moment-là, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire le scénario. C’est un peu arrivé par nécessité.

C’est-à-dire ?

J’étais bien conscient de la quantité de travail à abattre pour réaliser un Bond, et je n’avais pas envie de me rajouter l’écriture du script en plus. Je voulais mettre ma patte au scénario, mais je pensais qu’on allait embaucher un scénariste pour faire le gros du travail. Pour différente­s raisons, notamment de timing, ça ne s’est pas passé comme ça. Et je me suis retrouvé scénariste principal. Ma première tâche, de septembre 2018 à janvier 2019, a été de remettre de l’ordre dans le script. J’ai joué avec les morceaux de scénario auxquels Barbara Broccoli et Michael G. Wilson [les producteur­s de la saga] tenaient absolument, en essayant de mettre au point un script qui me ressemble. J’avais en tête qu’il fallait que ce soit une histoire à la hauteur du dernier James Bond de Daniel [Craig] – de cette renaissanc­e de la franchise entre Casino Royale et 007 Spectre – mais également un film compréhens­ible pour un spectateur qui n’aurait pas vu les précédents.

Ce qui ressemble à un défi homérique, d’autant que c’est la première fois que vous réalisez un film Bond.

Pour être honnête, au départ, j’ai eu la sensation que j’allais devoir gravir une montagne. À genoux. Mais je me suis tout de suite mis au boulot, sans relâche. Je savais que ce qui marche vraiment dans ces films, c’est leur dualité. D’un côté, il faut être au diapason de son époque, et de l’autre, ne jamais oublier de garder un pied dans la tradition. Le plaisir du spectateur passe à la fois par la nouveauté et le fait de reconnaîtr­e les éléments qui ont forgé la légende Bond.

Donc vous avez passé du temps à réfléchir aux clichés bondiens ? Exactement. Il faut évidemment renouveler la façon dont on les montre à l’écran,

mais cette répétition des tropes a, je crois, quelque chose de rassurant. De confortabl­e. Et comme on vous promet que vous êtes entre de bonnes mains, alors vous êtes plus ouvert aux nouvelles expérience­s. Mais il faut se méfier des clichés bondiens. Ils peuvent être sournois. Je les compare à des mines antiperson­nel : on sait qu’on a marché dessus une fois qu’elles ont explosé !

L’autre passage obligé d’un Bond, ce sont les scènes d’action spectacula­ires. Vu ce que Martin Campbell et Sam Mendes ont proposé dans les précédents films, je m’interroge sur la façon dont vous avez envisagé ces séquences.

C’était de loin le plus gros challenge. Vous n’imaginez pas combien de temps ça prend de préparer une grosse cascade d’un James Bond, et le niveau de sécurité qu’il faut instaurer. Notamment pour notre scène d’ouverture qui se passe à Matera, en Italie. On tournait au milieu de la ville, dont les bâtiments sont très protégés par la loi. Et on faisait sauter des bagnoles au-dessus de murs, à très grande vitesse… C’est complèteme­nt dingue, surtout vu notre timing très serré : il a fallu qu’on tourne certaines séquences avec la moitié du temps qui nous serait normalemen­t imparti. Mais ce qui m’obsédait par-dessus tout, c’était que ces scènes disent quelque chose des personnage­s et viennent soutenir le drame. Le spectacula­ire pour le spectacula­ire n’avait pas d’intérêt. On a eu la même réflexion sur la photograph­ie avec mon chef opérateur Linus Sandgren [La La Land, First Man]: nos discussion­s portaient essentiell­ement sur la façon de faire passer de l’émotion à travers la températur­e des couleurs, bien plus que sur l’opposition lumière/obscurité. On voulait arriver à une sorte de bleu tirant sur le blanc, un peu comme quand le soleil va se coucher. D’ailleurs, sous bien des aspects, ce film a été pensé comme si tout se jouait pendant les dernières minutes du crépuscule.

Qu’est-ce qui vous intéressai­t, au fond : poser votre pierre sur l’édifice du personnage de James Bond ou sur le James Bond joué par Daniel Craig ? Oh, définitive­ment sur le 007 de Daniel. Je l’ai déjà dit, c’est mon James Bond préféré. Et Casino Royale est le meilleur film avec lui, largement au-dessus des autres. C’est ici que le personnage est le plus complexe et c’est pour ça que c’est la référence majeure de mon film. Je voulais faire sauter toutes les protection­s psychologi­ques que Bond a

IL FAUT SE MÉFIER DES CLICHÉS BONDIENS. ILS PEUVENT ÊTRE SOURNOIS.

mises en place à partir de Skyfall, et interroger ce qu’on a pu voir dans Casino Royale : qu’est-ce que ça fait d’assassiner un être humain? À quel point le premier meurtre reste gravé en vous? Est-ce que c’est plus simple de tuer quand on en a le droit ? Je me suis demandé quels effets tout cela avait pu avoir sur Bond sur le long terme. C’est aussi passionnan­t à mettre en perspectiv­e avec l’évolution de la société durant ces quinze dernières années, notamment sur la façon dont on a appris à accepter la violence. Surtout pour James Bond, en tant que mâle blanc dans un monde où la diversité et l’empowermen­t deviennent des sujets centraux, dans la vraie vie comme au cinéma.

Votre Bond est donc conscient d’être une espèce en voie d’extinction, le produit d’une époque révolue ?

Il y a de ça, mais sans jamais le prendre de haut et avec une portée émotionnel­le très forte. Je crois que dans un bon James Bond, le personnage reste fondamenta­lement lui-même, mais on lui laisse l’opportunit­é d’émouvoir, voire d’être ému. Et chaque scène du film est pensée pour tendre vers sa conclusion. C’est pour ça que je suis toujours aussi fan d’Au service secret de Sa Majesté, l’un des rares films Bond à avoir parfaiteme­nt réussi ça.

Vous étiez inquiet de votre liberté de mouvements et de la pression qui va avec le fait de réaliser un film Bond ? On sait que la franchise est pilotée principale­ment par ses producteur­s, et que Daniel Craig lui-même est très impliqué sur tous les aspects de fabricatio­n des films. Il était très clair que je ne réalisais pas un film indépendan­t pour Netflix! Je savais parfaiteme­nt qu’en signant, je devenais le capitaine d’un énorme paquebot avec beaucoup de monde à bord, et énormément d’argent à ma dispositio­n. Ce qui voulait forcément dire subir une pression dingue. D’autant que tout le monde s’attend à un succès : personne ne fait un film Bond en pensant qu’il va se planter au box-office. Mais la pression créative que je me mettais était plutôt la suivante : est-ce que je peux faire un bon film dont je serai fier, tout en réussissan­t à jouer avec les contrainte­s imposées? C’était ça, mon questionne­ment. Et il se trouve que j’ai eu un contrôle créatif très important durant le tournage et la postproduc­tion car j’avais deux casquettes : réalisateu­r et scénariste.

Finalement, c’était une aubaine de bosser sur le script. (Rires.) Mais je ne veux pas vous laisser penser que Barbara Broccoli et Michael G. Wilson sont des producteur­s tout-puissants, ils sont bien plus malins que ça. Ils ont énormément de respect pour les créateurs qui travaillen­t avec eux, et si on n’était pas d’accord sur quelque chose, ça faisait toujours l’objet d’une vraie discussion. On ne m’a jamais dit : « Tu vas faire ça, et point barre. »

Chez James Bond, le méchant est au moins aussi important que l’agent 007. On est bien d’accord. (Rires.)

Mais il doit à la fois être signifiant dans le monde actuel et représente­r une vraie menace. Comment écrit-on un personnage qui n’a pas d’autre choix que d’être iconique, et en quoi Safin (Rami Malek) y parvient?

Le méchant bondien est une blague depuis longtemps, mais le Dr Evil d’Austin Powers a compliqué le boulot des scénariste­s. C’est devenu un objet de moqueries. Je crois que le plus compliqué quand on fait un James Bond, c’est d’être sincère. On ne peut pas se moquer de nous-mêmes. Mais on en revient au poids de la saga. Cette honnêteté est difficile à trouver parce que tous les scénariste­s sont très conscients des gimmicks de la série. Sans oublier qu’on a tous été bombardés de copies au fil des années. Même le Batman de Christophe­r Nolan doit beaucoup à Bond, le personnage de Morgan Freeman étant une autre version de Q avec tous ses gadgets. Comment écrire un méchant incarné qui ait la stature pour faire face au Commandeur et qui ne semble pas sorti d’un cirque? La réponse, je l’ai trouvée en me focalisant sur ce qui nous fait le plus peur en ce moment, et qu’on n’a étrangemen­t pas encore vu à l’écran. Quel genre d’esprit terrifiant pourrait croître dans le monde actuel ?

Je vous pose la question…

Ah ah ! Non, désolé, je ne vous donnerai pas la réponse aujourd’hui !

LE PLUS COMPLIQUÉ QUAND ON FAIT UN JAMES BOND, C’EST D’ÊTRE SINCÈRE. ON NE PEUT PAS SE MOQUER DE NOUS MÊMES.

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Cary Joji Fukunaga
Rami Malek et Cary Joji Fukunaga
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Sur le tournage de Mourir peut attendre
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Cary Joji Fukunaga et Lashana Lynch
Daniel Craig, Cary Joji Fukunaga et Lashana Lynch
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Daniel Craig dans Mourir peut attendre

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