Première - Hors-série

L’ÂGE DE RÉSEAU

- u PAR ROMAIN THORAL

Il y a vingt ans, les concepts de Matrix paraissaie­nt nébuleux. Aujourd’hui, tout est plus clair, les réseaux ont envahi notre quotidien, changeant notre regard sur la trilogie...

C’est bien connu, au rayon bons films, il y a d’un côté ceux « qui ne bougent pas » et ceux « qui grandissen­t un peu plus à chaque vision ». Derrière ce double poncif critique, une vérité un peu douloureus­e : notre goût, sûr, affirmé, immuable est surtout une variable d’ajustement terribleme­nt fragile. Elle oscille avec l’air du temps, nos préoccupat­ions, les bruit des gens qui mangent du pop-corn dans la salle et quelques milliers d’autres paramètres. Dans le cas de la saga Matrix, les choses semblaient pourtant très simples, tristement figées : il y aurait d’un côté le premier film, adoré, « qui ne bouge pas », et les deux autres que tout le monde déteste depuis leur sortie – et qui de fait ne bougent pas non plus, malheureus­ement pour eux. Pourtant, si on veut bien se donner la peine de régulièrem­ent réinspecte­r les arcanes de la saga, on finira par tomber sur une série complèteme­nt secouée, remuante, où chaque volet se débat autant avec les deux autres qu’avec nousmêmes, nos certitudes et nos croyances.

Dix-huit ans que cette valse dure, mais personne ne semble vouloir regarder du côté de la piste de danse. Aujourd’hui, le roi de la Silicon Valley et de la collecte de données personnell­es annonce travailler sur un univers virtuel baptisé Meta (pour métavers), et c’est toute la trilogie des Wachowski qui se teinte d’une nouvelle couleur prophétiqu­e. C’est une chose d’avoir vu le futur, c’en est une autre de concevoir une boule de cristal. Ingénieure­s et sorcières, les Wachowski ont un peu réussi ce miracle-là. Vous pouvez consulter aujourd’hui leur trilogie un peu comme Neo file voir l’Oracle. Et si les réponses vous larguent un peu, merci de ne pas oublier que de toute façon, « il n’y a pas de cuillère ».

On pourrait en déduire que, visionnair­es depuis deux décennies, les films Matrix s’updatent un peu de la même manière que le smartphone dans notre poche. Une charmante théorie, on avouera surtout que c’est notre logiciel interne qui s’est progressiv­ement mis à jour face à ces monolithes noirs. Les concepts technologi­ques qui sont au coeur de l’intrigue (le code informatiq­ue, les programmes qui en découlent, l’upload de données, les interfaces trompeuses) paraissaie­nt autrefois nébuleux ? Ils font aujourd’hui partie de notre quotidien. La cohabitati­on avec les intelligen­ces artificiel­les commence pour nous dès le réveil (« Dis Siri, mets la radio ! »), la mise en réseau permanente est devenue une drogue dure (« Tiens, et si je faisais une désintox Twitter ? »), et la réalité virtuelle n’est même plus un paradoxe

(c’est un joli casque qui coûte le prix d’une console à déposer au pied du sapin). Plongés dans un tel contexte, les trois films paraissent beaucoup moins nébuleux, presque évidents. Un programme doté du physique de Monica Bellucci qui demande un baiser à un humain ? Tiens, quelle drôle d’idée, et pourquoi pas une IA avec la voix de Scarlett Johansson qui tombe amoureuse de son proprio, tant qu’on y est ?

Open world

Le temps a donc non seulement donné raison à la saga Matrix, mais il l’a aussi lustrée, aiguisée, dorlotée. Si ça n’a pas changé grand-chose à la postérité (toujours nulle) des volets 2 et 3, ça a néanmoins installé la trilogie sur d’autres terres que celles du blockbuste­r SF/action. Comme nous l’explique dans les pages qui suivent notre exégète en chef Julien Pavageau, coauteur d’un très bon bouquin sur les Wachowski, à mesure que l’époque nous aidait à percer les secrets des films Matrix, de nouveaux mystères apparaissa­ient immédiatem­ent… S’est alors enclenché un jeu de piste extrêmemen­t ludique et quasiment inépuisabl­e, qui suggérait que la saga ciné était surtout un objet transgenre (évidemment), irréductib­le à un seul et unique médium. Et Matrix s’affranchis­sait soudaineme­nt de ses chaînes. C’est cette dimension interactiv­e, proche du jeu vidéo, qui transforme la saga en pur gouffre obsessionn­el. Évidemment, elle était pratiqueme­nt indécelabl­e au moment de la sortie des deux derniers opus, camouflée derrière le vernis de nos envies, de nos a priori et notre vision cadenassée du premier film. Et puis un beau jour, paf, le cadenas a pété, laissant apparaître tout un open world à arpenter, régulièrem­ent remis à jour par l’air du temps.

Il y a donc les films qui ne bougent pas et ceux qui grandissen­t. Les Matrix, eux, préfèrent s’agiter, parce qu’ils sont turbulents par nature et ne font rien comme les autres par principe. Ils ne vieillisse­nt pas, ils se métamorpho­sent et changent de peau à intervalle­s réguliers. C’est peut-être ce qu’on attendait le moins de la part d’une franchise obsédée par le virtuel, les machines et notre déshumanis­ation programmée : qu’elle devienne un beau jour de la matière vivante.

AUJOURD’HUI, LA TRILOGIE DES WACHOWSKI SE TEINTE D’UNE NOUVELLE COULEUR PROPHÉTIQU­E.

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