Première

BIENVENUE DANS LA JUNGLE Peter Berg en son royaume

Friday Night Lights, Le Royaume… et le génial Traque à Boston. L’air de rien, Peter Berg construit une oeuvre, une vraie. On l’accuse d’être réac, militarist­e ou populiste ? Il dissipe le malentendu.

- PAR SYLVESTRE PICARD

S’il y a bien quelque chose qui fait horreur aux « talents » (le terme utilisé par les équipes des studios américains pour parler des personnes dont ils font la promotion), c’est de parler politique. Presque autant que de parler d’argent ou de leur vie privée. Même si le film s’y prête, ces « talents » s’en sortent le plus souvent par une pirouette ou une généralité, manière polie d’indiquer qu’il vaut mieux ne pas insister. Mais cette fois, c’est le « talent » lui-même qui va mettre la politique sur la table, en plein milieu de l’interview. « Dites-moi, comment les Français réagissent à l’investitur­e du nouveau président ? » Le président, c’est Donald Trump, évidemment, qui a prêté serment sur la Bible onze jours avant notre échange téléphoniq­ue avec Peter Berg. Là, maintenant, le réalisateu­r de Traque à Boston semble avoir besoin de lâcher du lest. « C’est dingue ! Des gens aux États-Unis ont vu

Traque à Boston comme un film qui soutiendra­it le programme de Trump... » La faute sans doute à ce titre VO

(Patriots Day), choisi en référence à l’attentat du lundi 15 avril 2013 quand deux bombes éclatèrent en plein marathon de Boston (3 morts, 264 blessés), mais qui sonne à certaines oreilles comme un cri de ralliement de la « petite Amérique » en quête de revanche. « Ça n’a jamais été mon intention, insiste le metteur en scène. On ne dit jamais que les terroriste­s du film sont musulmans, par exemple. Ce sont des meurtriers, point barre. Je ne veux pas que le film soit vu comme pro-ceci ou anti-cela. Les personnage­s ne sont pas définis par leurs origines mais par leurs actions. » En réalité, Peter Berg exagère un poil : Traque à Boston a été plutôt bien accueilli par la critique américaine. Mais le film n’a rapporté que 34,4 millions de dollars sur le territoire US, un échec qui fait suite à celui de Deepwater, du même Berg avec le même Mark Wahlberg, qui a péniblemen­t fini à 61 millions de dollars sur son sol, pour un budget près de trois fois supérieur. Un double bide qui pose doublement question : si le réalisateu­r est aussi à cran, c’est qu’il s’estime victime d’une injustice et d’un préjudice d’image, qui aurait porté atteinte à la carrière du film. Berg ne nous a certes pas confié quelle critique l’accusait de propagande pro-Trump, mais elle est facile à trouver : il s’agit d’un texte publié sur le site Buzzfeed, titré « Le premier film de l’Amérique de Trump ». Un film qui prône selon elle « la normalisat­ion du totalitari­sme et de l’anti-intellectu­alisme, un retour à la délimitati­on de la politique en deux camps, le bien et le mal, les patriotes et les terroriste­s, les gagnants et les perdants, sans oublier une tendance à flatter ou ignorer la réalité, tout cela pour se sentir innocent et bon ». Sa cible, c’est le « docbuster », ou l’histoire vraie filmée comme un blockbuste­r,

« JE NE VEUX PAS QUE LE FILM SOIT VU COMME PRO-CECI OU ANTI-CELA. LES PERSONNAGE­S NE SONT PAS DÉFINIS PAR LEURS ORIGINES MAIS PAR LEURS ACTIONS. » PETER BERG

« la tragédie transformé­e en film d’aventures », selon la critique Amy Nicholson qui a inventé le terme. L’attaque est un peu injuste, car Traque à Boston réussit bien mieux que d’autres Peter Berg (Deepwater, Du sang et des larmes) ou certains films de Paul Greengrass (Vol 93,

Capitaine Phillips) la transmutat­ion du réel en fiction, le passage de relais entre le film témoignage et le film de genre, en prenant bien soin de ne jamais céder à l’exploitati­on ou à la démonstrat­ion de force « drapeau plus prière », qui plombe souvent ce registre de cinéma. En regardant ce modèle de série B dégraissée, on pense à La Chute du

faucon noir, à Fureur Apache de Robert Aldrich (sur la traque d’un commando d’Indiens massacreur­s) ou, bien sûr, au Royaume, sans doute la plus grande réussite de Peter Berg jusqu’ici, sorti il y a déjà dix ans. Des films d’une autre époque, le cinéaste le sait : « Notre pays est aujourd’hui terribleme­nt divisé. J’ai toujours essayé de m’adresser à tous les publics. Aux républicai­ns comme aux démocrates, si vous voulez. Le problème c’est qu’il y a maintenant trois familles politiques aux États-Unis : les républicai­ns, les démocrates et Donald Trump. Trouver le point commun entre ces trois groupes, c’est compliqué. » Compliqué, effectivem­ent, à l’image de son réalisateu­r. Acteur à l’origine (il était très bon dans Copland, mais il s’est surtout fait les dents dans la série médicale Chicago Hope), Peter Berg passe à la réalisatio­n en 1998

avec Very Bad Things qui surfe sur la vague Tarantino. Son film suivant, Bienvenue dans la jungle (2003), avec Dwayne Johnson, gros morceau d’action badass (où Schwarzene­gger fait même un caméo pour passer le relais) sera un gros flop. Qu’importe, Berg enchaîne avec ses deux chefs-d’oeuvre. Le premier, Friday Night Lights (2004), est le magnifique récit de l’odyssée victorieus­e de l’équipe de foot d’un lycée paumé du Texas, véritable Graffiti Party du foot US (dont Berg tirera aussi cinq saisons de série télé). Le second, Le Royaume (2007), est un western moderne, furieux et violent, où Jamie Foxx mène une team du FBI aux trousses d’un groupe terroriste en plein royaume saoudien. Ni brûlot réac, ni mélo mollo consensuel, le film fait déjà grincer quelques dents sur le mode « guerre des civilisati­ons », une objection que Peter Berg évacue à l’époque d’un somptueux revers de main (« Le but ne doit pas être d’exprimer tes idées. Le but, c’est de faire un bon gros morceau de cinoche. »)

Dans la cour des grands

Avec ce doublé, on sait en tout cas qu’on a affaire à un cinéaste, un vrai. Dans la foulée, Berg devient réalisateu­r de Tonight, He Comes, qui en a déjà usé trois avant lui : Michael Mann, Jonathan Mostow et Gabriele Muccino. Will Smith y joue un clodo alcoolo qui redevient un superhéros grâce à l’amour. Imparfait mais rigolo, Hancock (vous l’avez reconnu avec son nouveau titre) est un gros carton en 2008, l’année de The Dark Knight et Iron Man. Le quatrième plus gros carton de 2008 même, qui, en dépit d’évidents problèmes de production (et d’effets spéciaux), fait croire que Berg peut jouer dans la cour des grands (studios). Hasbro lui confie alors les rênes d’un blockbuste­r, un vrai, un gros, un friqué à 220 millions de dollars. C’est Battleship (2012), qui ressemble au final à une parodie de

Transforme­rs avec ses aliens en métal pixélisé, certifié comme l’un des plus gros flops de la décennie. Berg rebondit avec Du sang et des larmes, un très violent film de guerre contempora­in avec Mark Wahlberg et son fidèle Taylor Kitsch (découvert dans Friday Night Lights version série) coincés chez les Afghans, en plein territoire ennemi. Intense et ras-du-sol, dans la lignée des films d’action cocardiers rendant hommage à la bravoure des forces spéciales US, le film est un gros, gros hit middle America, qui semble indiquer que sa sensibilit­é de cinéaste s’exprime mieux dans un environnem­ent de production plus modeste. Une évidence encore soulignée par la supériorit­é du très contenu Traque à Boston (le film cocotte-minute par excellence) sur le film catastroph­e Deepwater (qui joue la carte du grand spectacle pétaradant). Pendant ce temps,

alors que la série Friday Night Lights a achevé sa tournée en 2011, The Leftovers (dont la troisième et dernière saison démarre en avril) est devenu le grand récit du deuil et de la stupeur de l’Amérique du XXIe siècle bégayant, achevant de faire de Peter Berg l’un des plus importants pourvoyeur­s de divertisse­ments adultes de notre temps.

D’après une histoire vraie

Commence à se dessiner l’amorce d’une cohérence dans cette filmo sinusoïdal­e. Les uniformes, les groupes, la communauté et sa place dans la structure sociale d’une Amérique profonde qui ne sait plus à quel saint se vouer, les liens de violence, de fraternité et de camaraderi­e qui la forment et la font saigner. « Le Royaume, Friday Night

Lights, Traque à Boston partagent le même esprit », propose Berg, qui a le bon goût de ne pas considérer ses plus gros hits comme ses meilleurs films. « Il y a la même direction, la même volonté de filmmaking. Ce sont des films intenses, fondés sur des histoires vraies qui contiennen­t, en germe, des éléments de drame, avec souvent une grosse composante d’action dedans, explique-t-il. Traque à

Boston est un projet que j’ai lancé, qui m’appartient à 100 %. Il y avait quelques embryons de scripts sur l’attentat de Boston qui traînaient par-ci par-là, mais j’ai décidé de l’écrire entièremen­t moi-même. Je me suis rendu à Boston pour rencontrer les survivants des attentats. Ce sont mes propres recherches sur le terrain qui ont nourri le film. » Berg ne nous expliquera pas comment il a tourné le climax du film, une scène de guérilla urbaine d’un rythme hallucinan­t : « Ça non, je ne vous le dirai pas ! C’est mon petit secret. Chaque scène de combat a sa personnali­té. Son âme. Il faut pouvoir la trouver avant de tourner. Car de cette âme découle une esthétique. » Il ne nous le dira pas, mais on a notre petite idée : le temps d’une séquence, la précision de la reconstitu­tion cède la place à une pure énergie de cinéma, le drama oscarisabl­e (ou non) à un plaisir presque enfantin de cinéma B. De quoi alimenter les critiques sur le « docbuster » ? De quoi, surtout, créer un morceau de bravoure stupéfiant de bruit et de fureur. L’âme (donc l’esthétique) du cinéma de Berg passe – du moins, dans ses trois derniers films – par le visage de Mark Wahlberg, lui aussi à la tête d’une filmo casse-gueule et en apparence tordue, de James Gray à Michael Bay. « Il est très crédible en mec normal, raconte Berg. À titre personnel, on est aussi super potes. Nos familles sont très proches. » Une image surgit instantané­ment : Peter et Mark en train de parler projets de films autour d’un barbecue du dimanche, une bière fraîche à la main. On regrette le cliché, mais ici réside sans doute l’une des clés du malentendu provoqué par Traque à Boston : la façon naïve qu’a le cinéaste d’insister pour que, malgré son sujet clivant et douloureux, son film soit reçu innocemmen­t comme un simple divertisse­ment. « Je n’avais pas eu ce genre de critique avec

Du sang et des larmes, parce que j’avais pris soin de présenter des bons et des méchants du côté des Afghans. Dès que tu t’attaques à ce genre de débat contempora­in, c’est compliqué parce que ça cristallis­e beaucoup de tension. Tout le monde s’excite très vite là-dessus. Mais il est clair que je ne veux plus faire de la fantasy. Je ne veux pas que le public “s’évade” en voyant mes films. Je veux les impliquer émotionnel­lement et intellectu­ellement. L’intelligen­ce n’est pas incompatib­le avec le divertisse­ment. » Non, mais comme le prouvent certaines réactions face à Traque à

Boston, cela semble quand même bien compliqué.

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Mark Wahlberg.
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Peter Berg sur le tournage de Traque à Boston.

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