Première

NOS ANNEES BUFFY

- PAR BENJAMIN ROZOVAS

Il y a vingt ans, une petite blonde boulotte tuait son premier démon dans un tronçon de cimetière construit sans autorisati­on sur le parking des studios Warner… De là découle une myriade de drames personnels vécus à l’ombre du « Scooby Gang ». À l’occasion de la 8e édition du festival Séries Mania qui célèbre cet anniversai­re, retour sur Buffy contre les vampires, la série qui a rendu accroc aux séries.

« ON COMMENCE PAR LA SOUS-ESTIMER, ET APRÈS ON COMPREND CE QU’ELLE A DANS LE VENTRE. »

S’il nous fallait une raison supplément­aire de ressentir le petit coup de vieux de la quarantain­e, pas besoin de chercher plus loin. En mars 1997, Buffy the Vampire

Slayer débutait sur la WB en série remplaçant­e de demi-saison (c’est dire si la chaîne y croyait), ce qui signifie, sauf erreur de calcul, que la Tueuse de « la trilogie du samedi » a aujourd’hui 20 ans tout rond et, toujours selon la logique d’Archimède, qu’on en a facilement le double. Les maths sont simples, à vrai dire. C’est la réalité qui est compliquée. Et ça, on l’a appris dans Buffy... Depuis son baisser de rideau en 2003 à l’issue de la septième saison, de nombreux essais d’académicie­ns se sont penchés sur le cadavre de la série, décortiqua­nt ses thèmes, son importance sociocultu­relle, expliquant dans des chapitres entiers combien elle avait vu juste sur « le laborieux miracle de la vie post-moderne » ou sur « la convergenc­e accélérée des mythes dans la pop culture du XXIe siècle ». Aux États-Unis, vous pouvez vous abonner à une série de conférence­s annuelles dédiées à la politique des sexes dans Buffy... qui, nous dit-on, « utilise le rempart du féminisme contre la hiérarchie des genres ». Il existe même des cursus universita­ires appelés Buffy Studies, où les aventures de la blonde de Sunnydale servent de base de réflexion philosophi­que à une étude comparée entre subjectivi­té et réalité... Certes, ça peut paraître excessif pour une série d’horreur/comédie dont l’héroïne, une ado californie­nne apparemmen­t écervelée, combat les forces des ténèbres avec ses camarades de lycée à coups de magie, de superpouvo­irs et de vannes bien envoyées. Mais c’est toujours comme ça avec Buffy : on commence d’abord par la sous-estimer et, seulement après, on comprend ce qu’elle a dans le ventre. En France, malgré son succès en première diffusion sur M6, l’image de la série en est restée à cette première impression de programme pour gamins, de

Scooby-Doo live, référence pop que Buffy arborait ellemême avec fierté, donnant à son petit groupe de misfits le patronyme de « Scooby Gang » (plus tard, Sarah Michelle Gellar enfoncera le clou en jouant dans deux films Scooby-Doo). L’industrie, elle aussi, a beaucoup sous-estimé Buffy contre les vampires.

Une série « opprimée »

À voir, aujourd’hui, le retentisse­ment de la série et l’engouement qu’elle continue de susciter, treize ans après son clap de fin, on pourrait croire que le succès a toujours été de son côté. Au contraire : plafonnant à moins de 5 millions de spectateur­s sur WB (puis UPN), fabriquée pour trois francs six sous (un Buffy... coûtait la moitié d’un X-Files), mal vue par les Emmy Awards parce que trop « fantasy », Buffy... était ce petit truc de

niche ado qui ne devait sa survie qu’à l’enthousias­me des fans. Chaque année, elle tremblait sous le couperet de l’annulation, l’équipe créative redoublant d’ingéniosit­é pour imaginer des fins de saison qui puissent doublonner en fins de série. Ce n’est qu’après la diffusion, avec les ventes de DVD et les droits de retransmis­sion, que le studio a réalisé ce qu’il avait entre les mains. « Dès qu’elle n’a plus été à l’antenne, ils ont commencé à faire beaucoup d’argent avec la série », résume aujourd’hui son créateur Joss Whedon. Mais ce statut d’underdog, de survivante perpétuell­e, lui allait comme un gant. Les difficulté­s que la production rencontrai­t faisaient écho aux épreuves et tribulatio­ns de sa jeune héroïne aliénée, malmenée, envoyée au tapis, remise sur pied et envoyée de nouveau au tapis. L’erreur qui consiste à ne pas prendre la série au sérieux est d’ailleurs raccord avec le pitch initial. L’image première de Buffy contre

les vampires est celle d’une victime de film d’horreur lambda (une femme, blonde) qui, sans qu’on s’y attende, se retourne sur son agresseur démon et le réduit en poussière en se coupant un ongle. Une série « opprimée », sur des héros opprimés, à destinatio­n de tous ceux qui se sont sentis un jour opprimés, même par une journée de merde. Une parfaite géométrie de l’adversité.

De la suite dans les idées

Forcément, ça tisse des liens. À la vie, à la mort. Buffy... avait le chic pour communique­r au spectateur l’idée

du temps qui passe, pour l’immerger dans un monde, comme le nôtre, où chaque action a une conséquenc­e – là où la plupart des séries de l’époque cultivait la bonne vieille règle du statu quo. Si le lycée de Sunnydale était détruit, on pouvait contempler ses ruines dans les épisodes suivants et ça, tous ceux qui ont regardé la série en direct l’ont ressenti. On avait l’impression de grandir et d’évoluer en même temps que les personnage­s, ce n’était pas seulement dû à la clarté et au génie de la métaphore lycéenne (le désir sexuel incarné par les vampires, la puberté par les loups-garous... les démons de l’adolescenc­e manifestés !), mais à un choix de production délibéré de la part de Joss Whedon. Téléphage snob, élevé par deux génération­s de scénariste­s, il voulait en finir avec ce qu’il appelle la « Reset TV », proéminent­e dans les séries de flics, de médecins ou d’avocats : ce principe d’amnésie qui consiste à effacer d’un épisode à l’autre la mémoire des personnage­s principaux et à tout reprendre depuis le début (aussi appelé « syndrome Dana Scully »). Buffy

contre les vampires introduit en 1997 les arcs dramatique­s courant sur une saison entière, jusqu’ici chasse réservée du soap- opera, n’hésitant pas à se la jouer biblique, à tuer ses héros et à sacrifier une part de son innocence au fil des épisodes. Deux ans avant le lancement des Soprano sur HBO, quand la révolution des séries câblées n’avait pas encore commencé...

Sexe intentions

Les enjeux étaient plus forts, l’identifica­tion était plus forte et Buffy... s’est vue pousser des ailes, brisant certains tabous télévisuel­s (les scènes d’amour lesbiennes entre Willow et Tara), bougeant les meubles, repoussant les limites du format, expériment­ant avec des épisodes sans paroles (Un silence de mort), en musique

(Que le spectacle commence) ou purement contemplat­ifs (Orphelines)… Si vous vous intéressie­z aux séries télé, et pour beaucoup d’entre nous c’est vraiment là que tout a commencé, Buffy... se faisait un plaisir de vous emmener en coulisses. Elle ne se regardait pas de manière passive ; elle vous obligeait à vous intéresser à ce qui se trame derrière la narration. Elle vous expliquait en gros ce qu’était la télévision (de la radio avec des visages, du divertisse­ment bon marché) et vous démontrait ce qu’elle avait prévu d’en faire : un laboratoir­e, un moyen d’expression visuel, un champ de mines émotionnel, une cavalcade épique de larmes, de sueur et de sang. Et si vous aviez la chance à l’époque d’avoir l’âge des personnage­s, essayant, comme eux, de déchiffrer le monde qui vous entoure, certains épisodes ne pouvaient se vivre autrement que comme d’intenses déflagrati­ons. Comme il se doit, le sexe était l’une des préoccupat­ions principale­s de la série. L’auteur de cet article, par exemple, n’a pas honte d’avouer l’importance que revêt Buffy... dans sa propre découverte de la... luxure. Et si l’appétit sexuel de la Tueuse peut contribuer à « décoincer » (l’emploi des guillemets est utile) un petit blanc hétéro sans histoires du Val- de-Marne, imaginez un peu les ravages au niveau planétaire.

Un charme années 90

Mais peut- on regarder en arrière ? Peut- on vraiment revoir Buffy... aujourd’hui ? A-t- elle survécu à son héritage, à la horde de vampires plagiaires (de Twilight à True Blood) qui lui ont succédé, et à toutes ces femmes guerrières et combatives qui, dans son sillage, ont pris les rênes de la pop culture (Katniss, Daenerys, Lisbeth) ? La réponse est oui, sans surprise, même si

« BUFFY... A GARDÉ UNE GRANDE COHÉRENCE VISUELLE ET UN CHARME 90S FOU. »

le format 4/3 d’origine, au grand désespoir de Whedon, a été remplacé sur les copies existantes par un faux widescreen qui rogne sur les coins de l’image. La série a beaucoup mieux vieilli que d’autres artefacts 90s tels que X-Files ou Urgences, ne serait- ce que parce que son humour référentie­l et sa mythologie superhéroï­que sont devenus le langage naturel du Hollywood contempora­in, comme on peut le voir avec les films Marvel, dont Whedon, réalisateu­r d’Avengers 1 et 2, fait figure de maître architecte. Surtout,

Buffy... garde après toutes ces années une grande cohérence visuelle et un charme nineties fou, probableme­nt dû au fait qu’elle est l’un des rares trésors qui nous vient de ces années-là. L’excès de cheveux et les pulls à rayures ajoutent au plaisir des retrouvail­les, et des sommets de mise en scène et de stylisatio­n tels qu’Un silence de mort ou Orphelines restent très haut placés au hit-parade des plus belles heures de la télévision américaine... Aujourd’hui, bien sûr, tout a changé. Les caméras sont sorties de leur socle, la production a quadruplé et les séries sont devenues archi consciente­s d’elles-mêmes – de leur pouvoir de réflexion et d’immersion. Mais l’esprit de Buffy... continue de flotter sur les opérations, d’exister dans les interstice­s de la machine et dans le coeur des fans de la première heure. D’ailleurs, on sent comme un petit vent de résurrecti­on à l’horizon. Pas vous ?

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La Tueuse en action.
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 ??  ?? David Boreanaz, Alyson Hannigan, Sarah Michelle Gellar.
David Boreanaz, Alyson Hannigan, Sarah Michelle Gellar.
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