MAIS QUE RACONTENT LES FIGURANTS À L’ÉCRAN ?
Les figurants vivent dans un monde parallèle. Un territoire de cinéma méconnu et ingrat qu’on appelle « l’arrière-plan ». Mais quelle langue y parle-t-on exactement ?
Vous visionnez un classique. Prenons Heat de Michael Mann. Et là, au lieu de siroter la parole divine d’Al Pacino et Robert De Niro, votre oeil ne trouve rien de mieux que de se focaliser sur le couple d’anonymes attablé derrière le duo légendaire. Mais qu’est-ce qu’ils se racontent ? De quoi parlent vraiment ces deux figurants en train de capter votre attention ? Peut-être de rien. Ou alors du « walla ». Issu de la radio, ce mot désigne l’effet de brouhaha créé en post-production au cinéma : il s’agirait de faire répéter un mot genre « rhubarbe » ou « carotte » à des acteurs pour sonoriser une scène de foule. Ce charabia purement phonétique est-il vraiment le langage du figurant ? « Je n’ai jamais vu ça, avoue Frank Delpech, premier assistant réalisateur
(les séries “Guyane”, “Engrenages”). Dans une scène de parloir, avec un père qui retrouve son fils, si le figurant se contente de psalmodier “rhubarbe, rhubarbe, rhubarbe” il aura des difficultés à être émotionnellement crédible... En fait, quand on tourne, les figurants ne disent pas un seul mot ! Ils ouvrent seulement la bouche, ils font du “poisson”. Sinon comme les micros sont hypersensibles, on aurait un bruit de fond sur la voix des comédiens. »
La valse des pantins
Discuter en silence : pas évident. « Pour des comédiens non professionnels, ça paraît complètement ridicule !, confirme Caroline Puyet, ancienne chef de file figuration (“Les Tuche”). Les séquences de boîte de nuit, en particulier... Il n’y a pas de musique, mais on danse quand même ! » Figurante depuis plus de quinze ans dans la région de Marseille (“Taxi”), Anouk a peaufiné sa technique labiale : « Je m’invente une histoire et le pauvre en face de moi fait semblant de dire oui ou non ; on ajoute aussi de petits gestes. On devient bizarrement italiens : on se met tous à parler avec nos mains ! » S’enclenche alors la phase 2. « Une fois qu’on a fait cette prise avec uniquement le son des acteurs principaux, on fait un “son seul” de la figuration, reprend Frank Delpech. Certains chefs opérateurs appellent ça une “ambiance”. » Mais les figurants sont dirigés, précise Anouk : « L’ingé son nous dit quand monter la voix ou la baisser, avec des gestes. Comme on n’est pas filmés, on le regarde et on écoute ses indications, comme on suit un chef d’orchestre. » Et... que se disent-il alors ? « Dans
Guyane, on se trouve avec des orpailleurs illégaux et des prostituées, raconte Delpech. Ils ne vont pas parler du CAC 40, mais de l’or, du retour au pays… » « Ils doivent éviter les anachronismes et, surtout, ne jamais faire référence au tournage. Vous imaginez : “Oh, le gros projecteur !”, s’amuse Caroline Puyet. Mais il faut qu’ils y aillent franchement. Quand ils se font une bise, on doit l’entendre claquer. »