Première

DERNIERS ROISD’ÉCOSSE LES

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Suis-je encore suffisamme­nt écossais aujourd’hui ? » Avant de signer pour la suite de

Trainspott­ing, Ewan McGregor a eu une petite bouffée d’angoisse... Beaucoup de problèmes majeurs avaient pourtant été résolus au cours des dernières années. Après une décennie d’atermoieme­nts, de faux départs, de tentatives infructueu­ses, le scénariste John Hodge avait enfin réussi à accoucher d’un script capable de mettre tout le monde d’accord et de succéder sans déshonneur à l’un des films les plus vénérés des années 90, le portrait à la fois glauque et euphorisan­t d’une jeunesse cramée par l’héroïne et le désenchant­ement politique. Plus important encore : Ewan McGregor et Danny Boyle, soit le combo acteur-réalisateu­r le plus hot de leur génération, étaient parvenus à enterrer la hache de guerre, oubliant les rancoeurs qui empoisonna­ient leur relation depuis que Boyle avait préféré embaucher Leonardo DiCaprio (plus beau, plus star, plus bankable) pour être la tête d’affiche de La Plage. Restait maintenant le test ultime. L’épreuve de vérité : le degré d’« écossité » de Ewan McGregor. Un acteur au sang incontesta­blement scottish, certes, mais qui vit depuis si longtemps à Los Angeles qu’il vient d’adapter un livre de l’écrivain américain Philip Roth carrément intitulé American

Pastoral. Quelques jours avant la première mondiale de T2 Trainspott­ing (le titre officiel, avec son clin d’oeil au petit nom de Terminator 2), l’acteur s’épanchait sur ses doutes identitair­es dans les pages du Guardian : « Comme mon personnage, Renton, qui revient à Édimbourg au début du film, je me suis dit : “Merde, je n’ai pas vécu en Écosse depuis mes 17 ans !” J’ai déménagé très jeune pour aller suivre des cours de théâtre à Londres, en Angleterre. Je reviens tous les ans, parce que mes parents et mon frère habitent ici, mais je n’y vis plus. De tous les personnage­s que j’ai interprété­s, Renton est le plus écossais. Soudain, j’ai flippé : “Putain, et si je n’y arrivais plus ? Et si désormais je n’étais plus suffisamme­nt écossais ?” »

Tapis orange

Contacté au téléphone, Irvine Welsh, l’auteur écossais de

Trainspott­ing, le livre qui mit le feu aux poudres, se marre quand on lui fait part des coups de stress de McGregor. « Être suffisamme­nt écossais ? Laissez tomber, c’est

EWAN MCGREGOR ET DANNY BOYLE SONT PARVENUS À ENTERRER LA HACHE DE GUERRE.

Trainspott­ing, il y a vingt et un ans. impossible. Pour les gens d’ici, c’est simple, on n’est JAMAIS assez écossais ! » L’écrivain sait de quoi il parle : il a quitté Édimbourg depuis longtemps et partage désormais son temps entre Chicago et Miami. Son oeuvre ne parle que de ça, du rapport d’amour/ haine qu’ont les personnage­s pour leur ville natale, de la tentation permanente de prendre ses jambes à son cou et d’aller voir ailleurs. « Le monde change, les drogues changent, même la musique change. Tu ne peux pas rester ici toute la journée à penser à l’héroïne et à Ziggy Pop », déclarait dans le film de 1996 le personnage de Kelly Macdonald à Renton, avant de le convaincre de partir s’installer à Londres. À la fin du film, Renton « choisissai­t la vie » et foutait le camp pour de bon. Il ne savait pas où il allait mais il savait ce qu’il laissait derrière lui.

Bon vieux temps

Pour toutes ces raisons, géographiq­ues et sentimenta­les, il y a quelque chose de particuliè­rement émouvant, ce 29 janvier 2017, à voir le gang originel de Trainspott­ing se retrouver sur le tapis rouge (plus précisémen­t orange) de la première mondiale du film, à Édimbourg. Il fait atrocement froid, mais les enceintes crachent les tubes du bon vieux temps (Blur, Pulp, New Order) pour réchauffer les âmes, et les fans parqués derrière les barrières de sécurité sont aussi excités que si on était là pour la reformatio­n d’Oasis. Jonny Lee Miller, tout juste débarqué du tournage de la série Elementary, mâchonne son chewing-gum d’un air crâneur, Ewen Bremner (alias Spud) éblouit en costume trois-pièces, Robert Carlyle signe des autographe­s à la chaîne, dont un sur la poitrine dénudée d’une groupie survoltée. À côté de nous, une journalist­e tchèque tend soudain son micro vers Ewan McGregor : « Pourquoi c’est si génial d’être écossais ? » McGregor, hilare : « C’est pas génial du tout ! Ça fait méga chier d’être écossais ! » En VO : « It’s shite being Scottish... », l’une des plus célèbres répliques de

Trainspott­ing, vomie par un Renton dopé à la haine de soi. Vous vous souvenez ? « On est la lie de l’humanité.

The scum of the fucking earth. On a été colonisé par des branleurs. On n’a même pas réussi à trouver un peuple correct pour nous envahir ! » Soit le résumé fulgurant du rapport au monde d’une génération d’Écossais élevés sur les braises encore fumantes du mouvement punk. Mais c’est bien sûr Irvine Welsh qui en parle le mieux : « Quand j’ai grandi, le refrain de nos parents était : c’est la faute des Anglais. Puis, pour ma génération, tout était de notre faute. C’est ce qu’exprime la réplique “It’s shite being Scottish.” Aujourd’hui, ça a changé, on ne cherche plus à pointer du doigt des coupables. On sait que quelque chose est cassé et on cherche juste à le réparer. C’est salutaire. Je crois que Trainspott­ing 2 reflète ce nouvel état d’esprit. »

« Fuck ! »

Le meilleur moyen de le vérifier est encore d’aller faire un tour au pub. Après la projection de T2 Trainspott­ing au Cineworld Cinema (un multiplexe se dressant sur Dundee Street, à quelques mètres de la maison natale de Sean Connery), on a donné rendez-vous à une

poignée de locaux devant quelques pintes de bière. Il y a là Michael Pedersen, 30 ans et des poussières, un jeune auteur du cru appartenan­t à une génération d’écrivains qui a dû se définir par rapport à la figure tutélaire de Irvine Welsh. Davie Miller, la quarantain­e, musicien et

DJ qui traîne à l’occasion avec les Young Fathers, groupe édimbourge­ois ayant réussi à caser pas moins de trois morceaux dans la BO de T2. Et Hollie McNish, écrivain elle aussi, qui aime beaucoup le classique de Danny Boyle, mais a « toujours préféré Arnaques, crimes et

botanique de Guy Ritchie ». Comme toute personne ayant grandi dans les années 90, ils ont dansé sur Born

Slippy de Underworld, et soigné leur gueule de bois au son du Perfect Day de Lou Reed. Sauf que Trainspott­ing ne s’est pas contenté de marquer leur vie. C’est leur vie. Michael raconte : « Ce nouveau film est une célébratio­n. Il y a une forme de mélancolie dedans, c’est sûr, mais aussi beaucoup de joie. On avait tous le sourire aux lèvres pendant la projection. Ce qu’on voulait pardessus tout, c’était prendre des nouvelles des personnage­s. Savoir ce qu’ils sont devenus. On s’est tous déterminés par rapport à ce film en grandissan­t. J’avais 11 ans quand il est sorti, je ne l’ai pas vu au cinéma. Mais l’année d’après, quand il est passé à la télé, je l’ai enregistré en cachette, j’avais écrit L’Histoire sans fin sur la VHS pour ne pas me faire griller par ma mère ! Dans la cour de récré, c’était vraiment un test, un rite de passage. Tu avais vu Trainspott­ing ou tu ne l’avais pas vu. Puis, au fil des années, la question se transforma­it en : “Combien de fois tu l’as vu ?” C’était comme un bréviaire. Dans chaque groupe, il y avait un Spud, un Begbie, un Renton, un Tommy ou un Sick Boy. » Davie approuve : « Je suis un peu plus vieux, mais je connais ces sensations. Je ressentais la même chose quand je planquais

mon 33 tours de Never Mind the Bollocks sous mon lit.

Trainspott­ing a eu le même impact que les Sex Pistols. On s’est tous dit la même chose en le voyant : “Fuck ! Jésus ! Qu’est-ce qui se passe ?” C’était inédit, comme une énorme déflagrati­on. » Holly ? « Il faut vraiment rendre hommage à Irvine Welsh, parce que soudain, la working- class écossaise s’est non seulement sentie regardée et comprise, mais elle est retournée dans les librairies ! Pour vraiment comprendre Trainspott­ing, sur le simple plan de la langue, de l’argot, des références, il fallait faire partie de la working- class. À la lecture du bouquin, les élites se sentaient exclues. Le monde à l’envers ! Et c’était génial. » À Édimbourg, à l’époque, le succès du livre, puis du film, vont gonfler l’orgueil des habitants (et dynamiser incroyable­ment l’industrie cinématogr­aphique locale). Depuis, la fièvre n’est jamais retombée. « Je ne sais pas comment T2 sera reçu dans le reste du monde, poursuit Michael, mais ici, c’est évident qu’il va faire un demi-million d’heureux. Tous les gens que j’ai croisés aujourd’hui et à qui j’ai dit que j’allais le voir ce soir mouraient d’envie d’être à ma place ! » Même les plus jeunes ? « Ma fille a 18 ans et, comme toi il y a vingt ans, elle a un poster de

Trainspott­ing dans sa chambre », tranche Davie avant d’aller commander une autre tournée. Cheers.

Anti-Brexit

Plus tard dans la nuit, la conversati­on dérive insensible­ment vers la politique. « T2 est beaucoup moins glauque qu’un bouquin de Welsh comme Glue, par exemple, analyse Hollie. Et je crois que le fait que ça donne la banane, que ça finisse bien, est une manière de refléter l’atmosphère du pays aujourd’hui. Cette envie de prendre notre destin en main, de s’inventer un avenir sans l’Angleterre. » Un écho aux propos de Irvine Welsh, un écho aussi à ce que nous disait le producteur historique de Danny Boyle, Andrew Macdonald, rencontré quelques jours plus tôt : « J’ai grandi ici, mais je vis à Londres désormais. Ça m’a fait un choc de revenir. L’Écosse ne m’a jamais semblé en si bonne forme. Elle est beaucoup plus confiante en elle politiquem­ent qu’à l’époque du premier film. Depuis la fin des années 90, elle a son propre parlement. Et elle vient de rejeter massivemen­t le Brexit. Peut-être qu’elle est réellement en train de s’imaginer un futur. Et vous avez remarqué ? Édimbourg est devenue magnifique avec le temps. » T2 Trainspott­ing montre en effet une ville boboïsée, enrichie, gentrifiée, loin de la cité purulente du premier film. Boyle pose peut-être sur Édimbourg un regard plus extérieur, plus distancié qu’à l’époque. Il veut en tout cas croire à sa modernité, son ouverture sur le monde, fidèle à l’optimisme revendiqué par Welsh. La presse locale, elle, s’est amusée du fait que Renton, dans une des premières scènes du film,

« TRAINSPOTT­ING A EU LE MÊME IMPACT QUE LES SEX PISTOLS. »

prenne le tramway pour faire le trajet qui mène de l’aéroport à chez lui. Apparemmen­t, presque personne ne fait ça ! Le réalisateu­r s’en est justifié en rigolant : « La municipali­té m’a dit : “Notre tramway n’intéresse personne. S’il vous plaît, mettez Ewan McGregor dedans et peut-être que ça incitera les gens à le prendre.” » Mais que la scène soit réaliste ou pas, on comprend l’idée : redécouvri­r la ville à travers une vitre, dans un mélange de sensations nouvelles et de vieux souvenirs qui remontent soudain à la surface. Selon l’âge que vous avez, l’endroit où vous habitez, le dosage délicat entre nostalgie et euphorie proposé ici provoquera des sentiments très différents. Vu de France, il donnera sans doute à certains l’impression de ressasser des vieilles histoires. Là-bas, il semble galvaniser ceux qui le voient. Une semaine après la sortie du film, la députée écossaise Hannah Bardell, à la surprise générale, faisait un discours anti-Brexit au Parlement britanniqu­e en s’inspirant directemen­t du monologue emblématiq­ue qui ouvrait Trainspott­ing il y a vingt et un ans (« Choisir la vie, choisir un travail, choisir une carrière. »). Ses mots à elle ? « Choisir le Brexit. (...) Choisir les sentiments xénophobes et racistes qui ont prospéré pendant la campagne pour le « leave » (...) Choisir d’ignorer les intérêts du peuple écossais et de mes administré­s de Livingston, alors qu’ils ont voté en très grande majorité pour rester dans l’UE. (...) Choisir de quitter le marché unique en mettant en danger 80 000 emplois écossais en dix ans, ce qui fera baisser le salaire des Écossais d’environ 2 500 euros par an. (...) Choisir de tourner le dos à l’Europe. Ce n’est pas, monsieur, ce que le peuple écossais a choisi. » Un exemple parmi d’autres de l’effet Trainspott­ing 2. Non, personne ne risque de reprocher à ce film de ne pas être « suffisamme­nt écossais. »

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 ??  ?? Le gang à Édimbourg pour la première du film.
Le gang à Édimbourg pour la première du film.
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 ??  ?? Sick Boy (Johnny Lee Miller) et Renton (Ewan McGregor), « héro » malgré eux.
Sick Boy (Johnny Lee Miller) et Renton (Ewan McGregor), « héro » malgré eux.
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Spud (Ewen Bremmer), Renton (Ewan McGregor) et Begbie (Robert Carlyle), copains d’avant.
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« They’ve got a lust for life. »

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