Première

CANNIBALES AU LOW COST

Delicatess­en raconté par

- PAR FrANÇOIs lÉGEr

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

J’habitais au-dessus d’une boucherie et j’étais réveillé tous les matins par les coups de hachoir. Ma copine de l’époque me disait : « Ils sont en train de tuer les locataires là-haut, et ils descendent chaque jour d’un étage. Ça va arriver chez nous, il faut vite qu’on déménage ! » Voilà comment est né le film. Un lieu clos, car on cherchait un truc pas trop cher, et une idée marrante.

_ MARC CARO :

Jean-Pierre m’a parlé de son idée et j’avais déjà le titre Delicatess­en en tête. J’ai toujours adoré les vieux films français avec Michel Simon, Arletty, Jules Berry... Un autre déclencheu­r a été cette question : qu’est-ce que donnerait tout cet univers d’avant-guerre en couleur ? Cela n’avait jamais été fait. On a rédigé un synopsis d’une trentaine de pages et comme Jean-Pierre travaillai­t déjà avec la productric­e Claudie Ossard, il le lui a présenté. Elle a dit : « Banco. »

_CLAUDIE OSSARD :

À la fin des années 80, Jean-Pierre et Marc m’ont parlé de La Cité des enfants perdus, mais

c’était impossible, trop cher pour un premier film. En revanche Delicatess­en... j’ai immédiatem­ent accroché et j’ai commencé à chercher un financemen­t. C’était très compliqué : à la lecture, les gens imaginaien­t un film gore, j’avais un mal fou à faire comprendre ce qu’on voulait accomplir. Je contactais tous mes amis producteur­s et personne ne pigeait rien. Avec mon argent personnel, un fonds de soutien et une Sofica, j’avais de quoi payer la préproduct­ion. Mais impossible de louer des plateaux ou d’envisager de grosses dépenses.

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

Entre l’idée de départ et le moment où on a réalisé le film, dix ans se sont écoulés. On avait écrit d’autres scénarios mais on était un peu bêtes : on en écrivait un, on nous disait non et hop, on en réécrivait un autre. On n’insistait même pas...

_ MARC CARO :

On est entrés en production pendant quelques semaines. On visitait les égouts de Paris pour les scènes avec les troglodist­es. En remontant, Claudie nous a dit qu’on arrêtait tout.

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

Claudie nous a expliqué qu’on allait faire une pause pendant deux semaines, le temps qu’elle trouve le complément du financemen­t. Et ces deux semaines ont duré un an.

_CLAUDIE OSSARD :

Je pensais vraiment trouver l’argent... Cette coupure a été hyper angoissant­e. J’essayais de les rassurer mais ils ne me croyaient plus ! Ils étaient désespérés. J’avais des rendez-vous et j’étais tout le temps dans l’action, mais eux ne pouvaient qu’attendre. C’était horrible. À chaque fois que je voyais des gens, je leur disais : « Ça va aller, ça va aller. » Mais ça n’allait jamais !

_ MARC CARO :

Pendant un an, c’était : « La semaine prochaine on recommence, la semaine prochaine on recommence... » Ça a été très difficile, j’ai refusé plein de trucs. Dont un de mes grands regrets : un clip pour Brian Eno et John Cale ! On ne pouvait pas vraiment prendre un autre boulot, et en même temps il fallait bien payer le loyer...

_CLAUDIE OSSARD :

Et puis j’ai présenté Delicatess­en à UGC et ça a fini par se faire.

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

UGC a signé avec Claudie un contrat pour cinq films, Delicatess­en était le premier. La ténacité de Claudie a sauvé le film. Elle m’a avoué que si on ne l’avait pas appelée tous les deux jours pour lui demander où les choses en étaient, elle aurait peutêtre abandonné.

_ MARC CARO :

Sans elle, rien n’existerait, elle a vraiment porté le film. Elle s’est défendue bec et ongles.

_ JEAN- PIERRE JEUNET :

On n’aime pas le naturalism­e à la française. Il y avait deux écoles, Lumière et Méliès. Et nous on était plutôt Méliès. Pas forcément dans le fantastiqu­e, mais dans un cinéma d’imaginaire. Surtout pas la reproducti­on de la réalité, qui pour moi est aussi intéressan­te à fabriquer que des photocopie­s. On faisait notre truc et on était persuadés que ça allait plaire. On a vraiment ouvert une porte avec quelque chose de différent et cette porte s’est refermée depuis. Mais cela a servi des gens comme Gaspar Noé, Jan Kounen ou Mathieu Kassovitz. Ça a aidé à faire un cinéma différent, un peu fantastiqu­e, un peu visuel. Nos références étaient Doisneau – on voulait faire du

Doisneau en couleur – Marcel Carné, Buster Keaton ou Goldberg, le dessinateu­r de BD. On mélangeait la bande dessinée, le film d’animation, le slapstick...

_ MARC CARO :

On a mis tout ce qu’on aimait. C’était notre premier film, il fallait que ça sorte. Les références n’étaient même pas si consciente­s que cela. Et personne ne l’a vu mais je l’ai revendiqué depuis le début : c’est un film pro-végétarien ! Je voulais glisser l’idée, je suis moi-même végétarien.

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

On devait tourner dans un immeuble en démolition, dans l’ouest de la banlieue parisienne. Et à la dernière minute, le maire – qui est très connu et a énormément de problèmes avec ce genre de choses – nous a demandé un bakchich de 100 000 francs. Donc, plutôt que d’accepter, on a décidé d’aller dans les anciens entrepôts de la Seita, à Pantin, là où Luc Besson avait tourné Nikita. On avait toute une usine pour 5 000 balles par mois, c’était génial, il n’y avait personne à part les pigeons. D’ailleurs, il y en avait tellement qu’on faisait exploser des pétards pour les faire fuir : il n’en fallait surtout pas pendant les scènes, les personnage­s étaient censés n’avoir plus rien à bouffer ! Le budget était de 18 millions de francs, c’était serré. Il y avait seize semaines de tournage mais on n’avait pas le droit à une seule heure supplément­aire. Certains dimanches, j’ai vu mon Caro faire les patines lui-même sur les décors.

_ MARC CARO :

On a été obligés de tricher un peu, mais on a trouvé des solutions à chaque fois. Tout le monde s’est donné, c’était une vraie petite famille.

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

Au départ, le casting était composé de gens peu connus, qui étaient dans une agence de « tronches », comme Caro les aimait. Le personnage principal de Louison devait être joué par Christophe Salengro, le président de Groland. On a fait des essais et là je me suis rendu compte de la limite de ces acteurs visuels, un peu moins bons dans les dialogues et la compositio­n. C’est à ce moment que j’ai eu l’idée de Dominique Pinon.

_ DOMINIQUE PINON :

J’ai été séduit par le script, c’était vraiment bien ciselé, hors des sentiers battus, poétique et drôle. À cette époque, je travaillai­s surtout au théâtre et je ne faisais pas des choses très intéressan­tes au cinéma. C’était la première fois que j’avais un rôle conséquent. Un cadeau.

_ JEAN- CLAUDE DREYFUS :

Pour jouer le Boucher, Jean-Pierre et Marc avaient choisi Jean Bouise, qui est décédé entre-temps. Un jour, ils sont venus chez moi et ont mis le scénario de Delicatess­en sur la table. Je leur ai dit : « Tiens, c’est amusant, retournez-vous. » Et ils se sont retrouvés face à 250 cochons – parce que je collection­ne les cochons depuis des années. Ça les a

« ENTRE L’IDÉE DE DÉPART ET LE MOMENT OÙ ON A RÉALISÉ LE FILM, DIX ANS SE SONT ÉCOULÉS. » JEAN-PIERRE JEUNET

fait rire. Ils venaient pour me proposer un autre rôle et d’un coup, à leurs yeux, je suis devenu le Boucher. Je suis tombé fou amoureux de cette histoire.

_ MARC CARO :

On avait aussi proposé le rôle à Michel Bouquet qui a refusé. Mais c’était tellement évident quand on a vu Jean-Claude et ses cochons. Le destin !

_ JEAN- CLAUDE DREYFUS :

Je ne me rendais pas bien compte que le rôle était aussi important. Le seul truc que j’ai réalisé, c’est que le personnage était un gros con ! Je voulais lui donner une dose d’humanité, mais qu’il reste indécrotta­ble. Un peu comme Donald Trump : vous savez qu’il est irrécupéra­ble, mais vous espérez que quelque chose va le changer. Peut-être pas, mais on garde l’espoir ! À la sortie du film, beaucoup de femmes me suivaient dans la rue. Parce que la bande-annonce est au son de ma baise, avec le lit qui grince en rythme, elles devaient croire que j’étais un super baiseur !

_ JEAN-PIERRE JEUNET :

Avec Marc, nos rôles sur le plateau se sont mis en place tout seuls, on ne l’a jamais défini oralement. Le premier jour, c’est moi qui ai dit « moteur » et je me suis rendu compte que j’adorais diriger les acteurs. Je sentais mes veines se réchauffer. Caro assurait la direction artistique, donc il était un peu plus en retrait sur le tournage puisque le travail avait, en bonne partie, été réalisé en amont.

_ DARIUS KHONDJI :

Lors de la préparatio­n, nous étions vraiment tous les trois. Durant le tournage, Jeunet et Caro avaient toujours une vue d’ensemble, mais Marc supervisai­t tout particuliè­rement le visuel : la couleur, la lumière, l’ambiance, les costumes, les décors... JeanPierre se concentrai­t sur la direction d’acteurs et la mise en cadre. Parfois Caro et moi avions peut-être tendance à aller trop loin dans la stylisatio­n et Jean-Pierre nous ramenait vers plus de réalisme ou de comédie. Comme ils avaient tout story-boardé, c’était très précis. C’est rare que je travaille sur un film aussi pensé, préparé à l’avance. Il n’y a qu’eux, David Fincher et Bong Joon-ho.

_ MARC CARO :

Dans La Cité des enfants perdus, il y a cette scène avec les soeurs siamoises qui font la cuisine à quatre mains. C’était un clin d’oeil à la manière dont on bossait sur Delicatess­en. On fait un cinéma très très préparé. Quand on arrive sur le plateau, tout est déjà réglé à l’avance, même s’il y a des espaces d’improvisat­ion, évidemment.

_ JEAN- CLAUDE DREYFUS :

Un matin, j’arrive pour tourner une scène avec Marie-Laure Dougnac, qui jouait ma fille. Et Jean-Pierre me dit : « On va tourner la séquence deux fois, et à la troisième prise, quand je te fais signe, tu lui donnes une vraie paire de claques. » Le cadre était sur elle, personne n’était au courant à part Darius, pour qu’il puisse la suivre si elle se déplaçait. J’étais emmerdé, mais je l’ai fait. Et j’ai vu une fraction de seconde dans son regard qu’elle me prenait pour un taré ! Elle a très vite compris que c’était à son avantage et que Jeunet me l’avait certaineme­nt demandé, mais j’ai tremblé pendant deux heures en lui demandant si ça allait. Pas le genre de plan qu’on tourne deux fois !

« CARO ET MOI AVIONS TENDANCE À ALLER TROP LOIN DANS LA STYLISATIO­N ET JEAN-PIERRE NOUS RAMENAIT VERS PLUS DE RÉALISME. » DARIUS KHONDJI

 ??  ?? Le tournage s’est déroulé dans les anciens entrepôts de la Seita, à Pantin.
Le tournage s’est déroulé dans les anciens entrepôts de la Seita, à Pantin.
 ??  ?? Jean-Claude Dreyfus et Dominique Pinon.
Jean-Claude Dreyfus et Dominique Pinon.
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 ??  ?? Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet.
Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet.
 ??  ?? Rufus, Karin Viard, Jacques Mathou et Jean-Claude Dreyfus.
Rufus, Karin Viard, Jacques Mathou et Jean-Claude Dreyfus.
 ??  ?? JEAN-PIERRE JEUNET, MARC CARO, CLAUDIE OSSARD, DOMINIQUE PINON, JEAN-CLAUDE DREYFUS, DARIUS KHONDJI.
JEAN-PIERRE JEUNET, MARC CARO, CLAUDIE OSSARD, DOMINIQUE PINON, JEAN-CLAUDE DREYFUS, DARIUS KHONDJI.
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Dominique Pinon.
 ??  ?? Extrait du story-board de Delicatess­en.
Extrait du story-board de Delicatess­en.

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