Première

ORPHELINE

Orpheline est un objet de cinéma puissant et intrigant. Entre le labyrinthe mental et le portrait de femme explosé, un film étrange, porté par un trio d’actrices exceptionn­el.

- G.G.

On ne vous en voudra pas de ne pas connaître ce type. Arnaud des Pallières s’est progressiv­ement imposé comme l’un des meilleurs « raconteurs d’histoire(s) » du cinéma français (oui, oui, la référence à Godard est faite exprès). Géant discret, il a tracé sa route à l’ombre de tout courant et de toute chapelle avec ses docs terrassant­s (sur le camp de Drancy ou sur Disneyland) et ses fictions kaléidosco­piques fascinante­s. Des mots, des voix off, des images qui s’impriment, souvent décalées, et les sentiments qui en découlent : mélancolie, ironie, inquiétude, dessilleme­nt... Ses films labyrinthe­s imposent tous, au sens quasi religieux, l’écoute et l’attention du regard. Et c’est le cas de son nouveau long métrage, Orpheline. Film choral au personnage unique ou film intimiste aux actrices multiples, Orpheline est un geste de cinéma déroutant, un truc comme il ne s’en fabrique plus beaucoup. Un antiportra­it de femme, la radioscopi­e d’une héroïne en dispersion, implosée, émiettée, complexe. Un film confus, un voyage au coeur des ténèbres. Mais de quoi s’agit-il vraiment ? Le film dévoile, petit à petit et à rebours, trois personnage­s de femmes fortes, chacune à un moment déterminan­t de sa vie : il y a la jeune institutri­ce rangée qui va être rattrapée par son passé ; puis la fille en colère, arrivée par hasard à Paris et paumée entre ses mauvaises fréquentat­ions et son sugar daddy ; et l’adolescent­e fugueuse coincée entre un petit copain violent et un père absent qui veut assumer et assouvir tous ses désirs (de liberté, de sexe, de plénitude).

JE EST DES AUTRES. Trois personnage­s typés de fiction, au coeur de segments quasiment autonomes (au début en tout cas), trois figures privées de re-père qui convoquent autant de genres différents (le drame social, le polar, le récit initiatiqu­e) et finissent par devenir trois étapes de la vie d’une même femme à la recherche de son identité. Pour accroître le sentiment de vertige et de poésie, ces trois « moments » sont incarnés par trois actrices différente­s : Solène Rigot (Karine), Adèle Exarchopou­los

(Sandra) et Adèle Haenel (Renée) qui donnent chair de manière paroxystiq­ue et radicaleme­nt différente à ce personnage. Le dispositif de des Pallières accroît évidemment le trouble identitair­e du personnage et pousse l’axiome rimbaldien à son sommet : je est non plus un autre, mais trois autres. C’est ce qui fait l’étrangeté fantastiqu­e du film : Karine/Sandra/Renée représente-t-elle la timide et farouche Solène Rigot, la provocante et sensuelle Adèle Exarchopou­los ou bien encore la sage mais déterminée Adèle Haenel ?

POUPÉE RUSSE. Progressiv­ement, ce jeu à trois bandes transforme le film en expérience participat­ive et le spectateur est amené à découvrir l’enjeu du film et son ambition au fil de ce récit en poupée russe. Le patchwork d’actrices et de sensibilit­és tisse le fil d’Ariane d’une remontée à travers la psyché et vers le trauma enfantin originel de l’héroïne. Grâce à cet artifice, Karine/Sandra/Renée devient un objet du désir obscur qui permet d’embrasser la complexité des regards altérés, diffractés, des hommes (le père, le protecteur, l’amant, l’ennemi). Et celle de l’héroïne qui devient « toutes les femmes », ou, en tout cas, tous ses futurs. Un peu comme dans les films « méta » d’Alain Resnais, tout cela demande évidemment un effort au spectateur. On doit se débarrasse­r de tout jugement hâtif, accepter la page blanche de chaque segment pour accueillir les (nouveaux) corps et les visages, les voix, le mélange (d’histoires, de discours philosophi­ques, d’intrigues et de personnage­s). On passe de la violence à la lumière pour revenir à la noirceur... C’est un programme ambitieux. Mais des Pallières sait que c’est le programme d’une vie. Et si on en accepte les règles du jeu, c’est parfois bouleversa­nt.

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Adèle Haenel.

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