Première

SÉLECTION VIDÉO

Le « director’s cut » de L’Esprit de Caïn n’est pas l’oeuvre de Brian De Palma. Cette version a été réalisée de AZ à par un inconnu hollandais qui a ensuite été adoubé par le cinéaste en personne. Comment un tel miracle est-il possible ? Réponse en direct

- FRANÇOIS GRELET

L’Esprit de Caïn, Mercenaire, Vaiana – La Légende du bout du monde, Zombie, les notules.

Comme beaucoup de phénomènes conçus par des techno-geeks obsessionn­els, celui-là trouve sa source au coeur d’une mythologie façonnée par un certain George Lucas. Début 2001, un nouveau montage de La Menace fantôme,

The Phantom Edit, se met à circuler sous le manteau un peu partout dans le monde. Parti d’une édition VHS du film, un certain Mike J. Nichols (rien à voir avec l’auteur du

Lauréat) se permet d’opérer sur son ordinateur personnel, un grand rebidouill­age de l’Épisode I (éjectant notamment les scènes avec Jar Jar Binks et les longs tunnels de dialogues au coeur de l’intrigue politique). Une vingtaine de minutes finissent ainsi à la poubelle et le film, plus efficace, plus soigné et plus maîtrisé en terme de tonalité, en devient presque tout à fait regardable. La presse et l’industrie hollywoodi­enne se passionnen­t pour cette impeccable version alternativ­e et pour beaucoup de fans c’est cette édition-là qui se doit de passer à la postérité. De son côté, George Lucas, pourtant jamais très calme lorsqu’il s’agit de faire respecter ses droits de copyrights, finit par faire savoir via sa porte-parole « qu’il n’entend pas poursuivre le dénommé Nichols, puisqu’après tout, tout le monde a le droit de s’amuser avec Star Wars ». Une sorte d’adoubement qui, avec la démocratis­ation des logiciels de montage, lancera le top départ des hostilités. Le fan editing va désormais devenir une pratique massive construisa­nt sur le Net une histoire alternativ­e, et tout à fait passionnan­te, du 7e art. Un petit tour sur l’excellent site fanedit.org vous laissera entrevoir un peu de cette caverne d’Ali Baba construite minutieuse­ment par des fans plus ou moins barrés. Vous ne vous êtes jamais remis de l’adaptation de

Dune par David Lynch ? Vous détestez autant la version ciné que la version télé de trois heures ? Eh bien, jetez-vous sur Dune,

The Alternativ­e Edition Redux, un remontage intégral et en quatre chapitres de tout le matériel disponible autour du film, désormais considéré comme un chef-d’oeuvre par tous les fans de Frank Herbert. Sinon, la trilogie

Matrix débarrassé­e de la sous-intrigue autour de Zion, ça vous tente ? Les films des Marx Brothers sans les chansons vieillotte­s, vous prenez ? Le Dracula de Coppola en version muette ? Tueurs Nés refaçonné pour mieux coller au script de Tarantino ? Scream avec une bande son signée Goblin ? 21 Grammes raconté dans l’ordre chronologi­que ? Tout est là, à mi-chemin entre preuves d’amour fou et révisionni­sme patenté, travail de conservate­ur et caprice de geek, fantaisies tordantes et concepts débiles.

L’ÉCOLE DES FANS.

Le fan editing est donc un territoire de far west où il faut défricher en permanence tout en se tenant constammen­t à la lisière de la légalité. Semble-t-il tolérées par des ayants droit qui se calent sur les préceptes de saint George Lucas, ces versions retouchées restent néanmoins un phénomène undergroun­d par nature, sans le moindre espoir de reconnaiss­ance par l’institutio­n. C’était tout du moins le cas jusqu’à l’été 2016 et le moment où le dénommé Peet Gelderblom annonça sur son blog que son montage de L’Esprit de Caïn avait été montré à Brian De Palma et qu’il avait reçu son entière

FAN EDITING : UNE HISTOIRE ALTERNATIV­E PASSIONNAN­TE DU 7E ART. » « LE

bénédictio­n. Plus fort encore, le barbu insistait pour que cette version apparaisse dans la future édition Blu-ray du film sous l’appellatio­n « director’s cut ». Un séisme dans le landernau. Le fan editing venait de décrocher la timbale : un auteur archi célébré reconnaiss­ait enfin qu’un quidam devant son MacBook avait fait mieux que lui, vingtcinq ans auparavant, dans sa salle de montage. En réalité, les choses sont un poil moins glorieuses que cela, mais l’exploit n’en est pas moins indiscutab­le. Le remix opéré ici par Gelderblom s’inspire en fait d’une des dernières versions du script de L’Esprit de Cain, avant que De Palma ne décide de rebooster le rythme de son film suite à des projection­s test catastroph­iques. En somme, l’idée directrice de ce remontage a toujours été de s’approcher au plus près du désir originel de son auteur. Le résultat est assez époustoufl­ant. Ce n’est pas tant que Gelderblom ait réussi, par la grâce du logiciel Final Cut, à transforme­r subitement ce petit

thriller grotesque en chef-d’oeuvre racé, c’est simplement qu’en interverti­ssant l’ordre des scènes, en retravaill­ant quelques transition­s et en trichant un peu avec la continuité du récit,

L’Esprit de Caïn retrouve une boussole, un sens, une « vision » là où l’on a toujours cru qu'il n’était que l’incarnatio­n d’un De Palma en roue libre et en perte de contrôle absolue.

FAMILY BUSINESS. Construit désormais à la manière de Psychose (ou de Pulsions) et se focalisant d’abord sur une héroïne qui disparaît après le premier tiers du film, ce « director’s cut » introduit la schizophré­nie de son personnage principal comme un twist qui déboule à mi-film, plutôt que comme un élément offert dès l’introducti­on. Dès lors, plus virtuose, plus singulier, plus charpenté, le film carbure moins au jus de la série B parfaiteme­nt débile qu’à cet étonnant mélo qui ausculte un couple en pleine gabegie sentimenta­le. Là où l’on ne pouvait que percevoir une auto-parodie torchée à la va-vite se dessine désormais une oeuvre assez perverse sur l’infidélité qui fait complèteme­nt sens dans la filmo et l’esprit torturé de son auteur. N’ayant eu accès à aucune des scènes coupées du film, qui ont visiblemen­t toutes disparues, Gelderblom a effectué un boulot remarquabl­e en termes de fluidité, de structure et de sens, à tel point qu’aujourd’hui c’est le montage d’origine qui apparaîtra­it comme un fan

edit détraqué et maladroit. Et pour bien goûter aux prouesses de cette nouvelle version, il semblait malheureus­ement indispensa­ble de s’infliger en préambule celle que vous avez toujours connue. Désolé. Si dans un cas comme dans l’autre L’Esprit de Caïn reste un film tout à fait négligeabl­e, apprécier ses deux montages d’affilé est une leçon de cinéma affolante, très jouissive et très gratifiant­e dans sa manière de révéler de l’ordre et de la susbtance là où il n’y avait que du chaos et des effets de manche. Tous ceux qui s’intéressen­t de près à la fabricatio­n d’un film doivent impérative­ment se jeter dessus. Dans les marges cette édition Blu-ray, laisse par ailleurs apparaître la victoire de tous ces bidouilleu­rs, plus ou moins inspirés, qui passent leur temps libre à retoucher les imperfecti­ons de films qu’ils auraient tant voulu (encore plus) aimer. Un monde sans Jar-Jar, sans Zion, sans les Marx Brothers qui chantent, sans tous ces trucs qui les empêchent de dormir. Aujourd’hui l’un d’entre eux vient de ré-interpréte­r l’un des pires films d’un cinéaste célébré justement pour son génie de la ré-interpréta­tion. On peut trouver ça anecdotiqu­e, ça n’en reste pas moins totalement vertigineu­x.

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Lolita Davidovich.
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