Première

Warren Beatty

En septembre dernier, Warren Beatty lançait en grandes pompes Rules Don’t Apply, divagation nostalgiqu­e sur le Hollywood de l’âge d’or. Mais après un méchant bide aux États-Unis, le film a disparu des radars. Ce qui rend encore plus précieuse cette rencon

- PAR FRÉDÉRIC FOUBERT

Les femmes rient aux éclats. Warren Beatty est entré dans la pièce et a immédiatem­ent fondu sur elles, un groupe de journalist­es et d’attachées de presse qu’il régale maintenant d’anecdotes et de bons mots. Le reste de l’assemblée observe le spectacle du coin de l’oeil et engloutit des petits fours tout en se disant que Monsieur Beatty, 79 ans, fait décidément bien les choses. Dans ce sous-sol du Soho Hotel de Londres, ce qui aurait pu n’être qu’une vulgaire projection de presse vient de se transforme­r en un délicieux pince-fesses, légèrement hors du temps, au cours duquel la star du jour va prendre soin de serrer la main à la trentaine d’invités présents (« Hi, I’m Warren, from Hollywood »). Quelque part entre le politicien en campagne et le nabab à l’ancienne. Classe. Il faut dire que l’événement est de taille : Beatty montre son premier long métrage en quinze ans (il s’était retiré après la débâcle financière de Potins mondains et amnésie partielle, en 2001), un film qu’il fantasme depuis le début des années 70, qu’il a écrit, produit, réalisé et dans lequel il interprète Howard Hughes (le génie toqué qui avait la tête de DiCaprio dans Aviator). « Mais précisez bien à vos lecteurs que ce n’est pas un biopic, je ne voudrais pas qu’ils soient déçus », nous glisse Warren avant que les lumières ne s’éteignent. Déçus, ils ne risquent pas de l’être vu que

Rules Don’t Apply, après son échec aux US, n’a plus de date de sortie en France. C’est un drôle de film, l’histoire de deux jeunes gens, un chauffeur et une actrice (Alden Ehrenreich et Lily Collins) qui vont croiser la route de Hughes en 1958. Soit l’année où Beatty a débarqué à Hollywood. Un monde qu’il n’allait pas tarder à dynamiter avec la bombe Bonnie and Clyde et qu’il contemple aujourd’hui avec juste ce qu’il faut de mélancolie. Dans sa carrière, les hauts ont été vertigineu­x (le hit Shampoo, l’Oscar du meilleur réalisateu­r pour

Reds), les bas franchemen­t abyssaux (le fiasco Ishtar qui annonçait sa déconnexio­n progressiv­e avec le public contempora­in). Il n’avait pas parlé à la presse depuis le début du siècle. On ouvre les guillemets ?

PREMIÈRE : Cela fait quinze ans que tout le monde se demande où vous étiez passé, et vous revenez avec un film sur Howard Hughes, justement l’un des plus grands ermites de l’histoire de Hollywood…

WARREN BEATTY : Oui, j’ai toujours aimé son côté Garbo. Reclus et excentriqu­e. Mais ça n’a rien à voir avec moi ! J’étais simplement occupé à pouponner. Vous savez sans doute que ma vie a changé au début des années 90, quand j’ai eu la chance de rencontrer cette femme, cette Bening (« that Bening woman », il parle de son épouse l’actrice Annette Bening). On a eu quatre enfants ensemble, je n’ai pas vu le temps passer.

De toute manière, vous avez toujours tourné à un rythme très parcimonie­ux… J’ai eu la chance de débuter avec Elia Kazan

(“La Fièvre dans le sang”, 1961). Le film a été un succès et m’a offert une liberté que beaucoup d’acteurs n’ont pas. Très jeune, j’ai donc décidé de ne pas passer ma vie à courir d’un plateau de tournage à l’autre. Je fais un film quand j’en ai envie. À mes yeux, c’est un peu comme vomir. Désolé pour l’image. Est-ce que j’aime vomir ? Non. Mais si c’est le seul moyen pour se sentir mieux, alors il faut y aller...

À quel moment précis avez-vous l’impression de « vomir » ? Quand vous écrivez ? Quand vous montrez votre film au public ? Oh, tout du long. Devoir affronter la réalité, voilà ce qui est compliqué. Katharine Hepburn a tourné son dernier film avec

moi (“Rendez-vous avec le destin”, de Glenn

Gordon Caron, 1994) – j’étais dingue de Katharine. Elle m’avait dit : « Si le tournage se passe bien, tu peux être sûr que le film sera nul. » Elle avait raison. C’est dur le cinéma, quand on le prend au sérieux. Éprouvant.

Vous réfléchiss­ez à ce film sur Hughes depuis le début des années 70. Qu’est-ce qui vous fascine à ce point chez lui ? Je ne sais pas, j’ai passé ma vie à collecter des anecdotes à son sujet, il m’a toujours passionné. Il me fait rire. Je crois que ça tient aussi à l’immense liberté qu’il avait su s’offrir. Il était glamour, flamboyant, il voulait attirer l’attention des médias. Il aimait les avions, le cinéma, les femmes. Voler, filmer et, hum... un mot qui commence par un « b » ( « Flying, filming, and another word that starts with an “F” »). Il appartient aussi à cette époque que j’ai connue, mais qui a disparu, où la notion de vie privée avait encore un sens.

Vous avez eu l’occasion de le rencontrer ? Non, jamais. Mais je crois bien que j’ai parlé à tous les gens qui l’ont connu. Ses hommes de confiance, les femmes de sa vie. Bob Maheu, Kirk Kerkorian, Jean Peters, Jean Simmons, Jane Russell, Terry Moore... Je serais de toute façon incapable d’écrire un film sur quelqu’un que j’ai connu personnell­ement. Parce que c’est du cinéma, de la fiction. Dans Rules Don’t Apply, j’utilise des histoires qu’on m’a racontées, j’ignore si ce sont des ragots ou la vérité, je mélange les époques, je ne prétends jamais que c’est vrai. J’ai toujours aimé cette phrase de Napoléon : « L’histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord. » Et celle-ci, de Churchill : « L’histoire me donnera raison puisque c’est moi qui l’écrirai. »

C’est la phrase que Peter Biskind a placée en exergue du livre qu’il vous a consacré... Je crois qu’il y a eu seize livres écrits sur moi, j’ai essayé de les lire tous, je n’ai jamais réussi à dépasser la dixième page. Tout est inventé, approximat­if. Alors autant faire des films et assumer qu’il s’agit de fiction, non ? J’ai souvent interprété des personnes ayant réellement existé. J’ai joué Bugsy Siegel, mais je n’ai rien à voir avec lui. Idem pour

« C’EST DUR LE CINÉMA, QUAND ON LE PREND AU SÉRIEUX. ÉPROUVANT. » WARREN BEATTY

Clyde Barrow. D’ailleurs, quand on préparait Bonnie and Clyde (qu’il a produit), je voulais confier les rôles principaux à ma soeur (Shirley MacLaine) et à Bob Dylan...

Vous lui avez vraiment proposé le rôle de Clyde Barrow ? À Bob ? Non. On ne se connaissai­t pas à ce point. Je m’amusais juste avec cette idée. J’ai toujours eu des envies de casting assez originales. J’avais proposé le rôle principal du Ciel peut attendre à Mohamed Ali. Mais il refusait d’arrêter les combats. On lui offrait des dizaines de millions de dollars alors il acceptait, il acceptait encore, même s’il devait pisser du sang après pendant cinq semaines... Je l’adorais, mais ça n’a pas pu se faire. Et finalement, mon narcissism­e l’a emporté et je me suis comme toujours tourné vers l’acteur que j’aime le plus au monde : moi ! (Rire.)

Vous n’avez peut-être rien à voir avec Bugsy Siegel ou Clyde Barrow, mais difficile de ne pas faire des parallèles entre Hughes et vous. Le pouvoir, les femmes, le goût du secret... La fin du film, avec Hughes affaibli, sonne comme un adieu au vieil Hollywood. C’est votre chant du cygne… Je meurs presque toujours à la fin de mes films. (Silence.) Non, sérieuseme­nt, je ne sais pas quoi vous répondre. De toute façon, il me faut toujours au moins quinze ans avant de comprendre réellement le film que je viens de faire.

Vous parliez de liberté, celle de Hughes et celle que vous vous êtes offerte. Vous avez décidé de devenir producteur très tôt dans votre carrière, à une époque où les jeunes acteurs n’avaient pas l’habitude de le faire. D’où venait cette ambition ? Quand je suis arrivé à Hollywood, j’ai rencontré plein de gens, je me suis fait de nombreux amis. Et ceux qui me fascinaien­t le plus étaient tous des producteur­s : Sam Goldwyn, David Selznick, Darryl Zanuck, George Stevens, Willy Wyler, Freddie Zinnemann, David Lean... Ce sont eux qui faisaient sortir les films de terre, eux qui avaient le dernier mot. Je voulais faire partie de la bande. Si je vous demande qui a réalisé Autant en emporte le vent, vous allez me répondre...

Victor Fleming. Oui, sauf que c’est George Cukor. Mais le mérite ne revient pas forcément à celui qui a porté le projet : Autant en emporte le vent, c’est d’abord le film de Selznick.

Du coup, ce désir de contrôle a fait que vous n’avez pas croisé la route des grands auteurs « Nouvel Hollywood » des années 70. Il y a eu Robert Altman avec John McCabe... Laissez-moi vous dire quelque chose à son sujet. Bob Altman était très doué pour... (Warren Beatty se tait pendant trente longues secondes, durant lesquelles il fait mine de se passer mentalemen­t en revue tout un tas d’anecdotes scandaleus­es ou hilarantes. Puis il reprend.) Disons simple-

ment que Bob était très doué ! (Il explose de rire.) Paix à son âme. John McCabe était un film un peu fou. On construisa­it les décors au fur et à mesure du tournage. Mais le scénario lui aussi était en chantier. J’ai donc dû mettre la main à la pâte, réécrire les dialogues en les truffant d’expression­s de Virginie du Sud, d’où est originaire la famille de mon père. Bob expériment­ait des prises de vue très complexes avec plusieurs caméras, beaucoup de brouhaha, et je me suis soudain retrouvé dans la peau du type trop sérieux qui disait : « Bob, il faudrait vraiment qu’on arrive à mettre ça en boîte. Que le spectateur comprenne où on veut en venir. Qu’on rende tel ou tel truc un peu plus intelligib­le. » Peu de temps après, j’ai enchaîné avec À cause d’un assassinat, d’Alan J. Pakula. Très bon film, superbe photo de Gordon Willis. Mais il y a eu une grève des scénariste­s, le script n’était pas encore fini quand le tournage a commencé. Une fois de plus, j’ai dû me retrousser les manches et m’improviser scénariste. Après deux expérience­s comme celles-là, je ne pouvais plus continuer à me mentir. J’étais obligé d’admettre que si je désirais vraiment qu’un film existe, il valait mieux que je fasse tout moi-même. Produire, écrire, réaliser.

C’est plus satisfaisa­nt ainsi ? Non, pas forcément. Je n’ai pas réalisé

Bonnie and Clyde ou Shampoo et ce sont de très bons films. Un tournage, c’est de toute façon toujours un effort collectif. Sur Rules

Don’t Apply, il arrivait que je me fasse diriger par les jeunes comédiens. J’adore ça. Du moment que j’ai le dernier mot...

Vous ne regrettez pas de ne pas avoir tourné plus ? Le principal, ce sont mes quatre enfants et Annette. J’ai été rattrapé par ce petit truc qu’on appelle la vie.

Certes, mais vous n’étiez pas père de famille dans les années 70 et 80... Non, mais il y a eu la politique à ce moment-là. C’était très important pour moi, parfois plus que les films. J’ai soutenu les candidatur­es de Bobby Kennedy, George McGovern, Gary Hart, j’ai même pris un congé sabbatique d’un an dans les années 70 pour m’immerger dans les rouages du parti démocrate. On a essayé de me convaincre de me présenter à diverses élections.

Pourquoi est-ce que vous n’avez pas eu envie d’aller jusqu’au bout ? Vous auriez pu être président ! C’est trop de souffrance­s. J’ai vu de très près les ravages que cela cause. À mes yeux, c’est comme être candidat à la crucifixio­n.

Vous parliez des biographie­s plus ou moins fantaisist­es qu’on écrit sur vous. Je paierais cher pour lire vos Mémoires... Hum. Oui. On m’en parle parfois. Mais sur ce sujet, je crois que je suis dans cet état que Sigmund appelle le déni.

Et donc, pas de regrets sur les années passées à ne pas tourner ? J’ai fait moins de films que la moyenne, c’est vrai. Mais je peux aujourd’hui me vanter d’être en activité depuis plus longtemps que n’importe qui. En 1958, quand je suis arrivé à Hollywood, j’étais toujours le plus jeune type dans la pièce. « The youngest guy

in the room. » Aujourd’hui, ça y est, je suis enfin le plus vieux. Enfin, je veux dire, les soirs où Clint se couche de bonne heure...

RULES DON’T APPLY

De Warren Beatty • Avec Warren Beatty, Alden Ehrenreich, Lily Collins... • Durée 2 h 07.

« JE N’AI PAS RÉALISÉ BONNIE AND CLYDE OU SHAMPOO ET CE SONT DE TRÈS BONS FILMS. » WARREN BEATTY

 ??  ?? Bonnie and Clyde, d’Arthur Penn.
Bonnie and Clyde, d’Arthur Penn.
 ??  ?? Shampoo, de Hal Ashby.
Shampoo, de Hal Ashby.
 ??  ?? Rules Don’t Apply, de Warren Beatty.
Rules Don’t Apply, de Warren Beatty.
 ??  ??
 ??  ?? John McCabe, de Robert Altman.
John McCabe, de Robert Altman.
 ??  ?? Dick Tracy, de Warren Beatty.
Dick Tracy, de Warren Beatty.

Newspapers in French

Newspapers from France