SÉLECTION VIDÉO
Un coffret Blu-ray de Perfect Blue permet de remettre l’oeuvre du génie japonais Satoshi Kon au coeur de nos préoccupations. Pour mieux relancer l’édition de sa filmo oubliée par le support ?
Perfect Blue, Fureur Apache, L’Empereur du Nord, Papa ou maman 2.
T errassé en quelques semaines par un cancer du pancréas alors qu’il n’avait que 46 ans et quatre longs métrages d’animation derrière lui (le cinquième, Dreaming Machine était alors en pleine production), Satoshi Kon s’est éteint au crépuscule de l’été 2010 laissant derrière lui une oeuvre suffisamment colossale par sa densité pour nous occuper pendant des décennies et trop fugace pour nous laisser autre chose que des regrets, de la tristesse et du dépit. Quatre films, tous sublimes, dont aucun ne dépasse une heure trente. Quatre films et une série aussi, le vertigineux Paranoia Agent, pliée en 13 épisodes d’une vingtaine de minutes. C’est court. Vraiment trop. Si l’on ne peut s’y résoudre, on pourra éventuellement rajouter à cette liste La Rose magnétique, le segment inaugural et le sommet intouchable du film à sketches Memories (1995). Un moyen métrage réalisé par un autre (Koji Morimoto), mais dont Satoshi Kon signe à la fois le scénario et la direction artistique et où il annonce toutes les grandes figures à venir de son propre cinéma (dérives mentales, refuge dans les souvenirs, humeur mélodramatique...). Depuis sept ans il a donc fallu apprendre à se contenter de ça. Il a fallu surtout constater que si les visions de Satoshi Kon se sont propagées immédiatement à l’intérieur du cinéma live (Darren Aronofsky lui piquait déjà des plans dès
Requiem for a Dream en 2000) et qu’elles n’ont jamais cessé d’inspirer ceux qui se sont penchés sur la perception des réalités altérées (Nolan, Glazer, Noé, Fincher, Van Dormael, les Wachowski, Kounen et même dernièrement le Ang Lee de Billy Lynn lui doivent beaucoup), son nom reste néanmoins très souterrain dans l’histoire officielle du cinéma. C’est un cinéaste culte au sens premier du terme, c’est-à-dire un artiste vénéré, considéré comme l’un des deux ou trois metteurs en scène majeurs des années 2000, mais par un groupe de zélotes finalement très réduit. Cela tient autant à la nature de ses films – tellement sophistiqués et virtuoses qu’ils peuvent parfois égarer un public non averti – qu’à la manière complètement absurde et erratique dont ils ont été exploités, en salles comme en vidéo, à travers le monde. Au fond, l’histoire de Satoshi Kon est celle d’un cinéaste dont l’influence s’est accrue et a pénétré le mainstream à mesure que son public rétrécissait, lui, à vue d’oeil.
PURGATOIRE VIDÉO. Si l’on mesure la postérité d’un metteur en scène à la manière dont sont édités ses films, alors, en France, berceau de la cinéphilie comme on aime souvent le rappeler, Satoshi Kon n’est pas grand- chose. Jusqu’à présent seul
Paprika (2006) était disponible en Blu-ray, dans un transfert datant des balbutiements de la haute définition. Le reste de son CV oscillait entre DVD épuisés depuis bien longtemps ( le beau digipack
Perfect Blue paru en 2003 chez HK Vidéo, la triste édition « nue » de Millenium Actress bazardée en 2005 par DreamWorks) ou bien dénichables par miracle dans des solderies (l’anémique coffret Paranoia Agent chez Dybex ou
Tokyo Godfathers chez Sony). Depuis une dizaine d’années l’oeuvre de Satoshi Kon végète dans une sorte de purgatoire vidéo aux couleurs délavées et à la définition périmée alors qu’elle n’aura jamais été à ce point pillée de toutes parts. Impossible de la découvrir sans avoir été affranchi au préalable. On pourrait s’en offusquer, on devrait, d’ailleurs on le fait. Mais le temps commence peut-être à faire son office.
CINÉMA MENTAL. Arrivant tout juste pour fêter les 20 ans du film, l’édition grand luxe de Perfect Blue (master HD, nombreux bonus, livret rempli d’artworks ; un bel objet qui pèse) de l’éditeur Kazé propose de remettre les choses en place, tout en ayant la politesse de commencer par le commencement. C’est le premier long métrage de Satoshi Kon, sans doute le plus célèbre, et c’est aussi le seul à avoir connu, avec
Paprika, les honneurs d’une exploitation cinéma dans nos contrées. Un élément qu’il faut noter avec d’autant plus de soin qu’à l’origine le film était conçu pour le marché vidéo – au Japon comme partout ailleurs. Trop scotchant, trop inouï pour embrasser un destin de simple direct-to-video, le film est sorti en salles sur une bonne dizaine de territoires et a immédiatement imposé son auteur comme un immense espoir de la
japanime, un type moins obsédé par la SF
SATOSHI KON EST UN CINÉASTE CULTE AU SENS PREMIER DU TERME.
ultra-high-tech qu’un Mamoru Oshii ou un Katsuhiro Otomo, donc forcément plus présentable aux Occidentaux. Perfect Blue est un thriller mental, très ludique, très dérangeant, très émouvant aussi, qui carbure au maniérisme pervers et romantique postHitchcock. C’est aussi le récit d’apprentissage d’une jeune chanteuse pour ados qui devient une actrice trashouille, dont la mue sera le déclencheur d’une dépression (le « blue » du titre) et d’une perte totale d’identité (le jeu entre le réel et l’hallucination est le coeur narratif du film). Au milieu de tout ça, un de ses fans l’observe perdre pied et des cadavres s’amoncellent autour d’elle... PROFONDO ROSSO. Prophétisant l’ère du stalking internet à une époque où le Minitel faisait encore la loi, et annonçant la gueule de bois terribles des stars éphémères avant que la téléréalité ne fasse partie de notre décor, Perfect Blue trempe cette acuité sociologique toujours mordante dans un grand ballet rouge sang peuplé de personnages contraints de s’inventer des doubles pour ne pas crever de solitude dans leur prison urbaine. Ce dialogue entre cinéma mental, précision anthropologique et sensibilité mélo aura toujours été la constante absolue des films de Satoshi Kon. D’une richesse thématique qui donne le tournis, son oeuvre peut pourtant se cristaliser autour de deux grandes figures obsessionnelles, les femmes (donc l’amour) et le cinéma (donc l’illusion). Deux motifs pour bâtir une des architectures de cinéma les plus virtuoses de ces dernières années.
Perfect Blue est la porte d’entrée idéale et évidente de cet édifice avant de se confronter à des morceaux encore plus touffus
(Millenium Actress et Tokyo Godfathers) ou plus abstraits (Paranoia Agent et Paprika). En attendant que des éditions dignes de ce nom trouvent le chemin des bacs. Il reste l’espoir que, comme dans un film de Satoshi Kon, cette histoire-là prenne la forme d’une boucle temporelle, remettant les compteurs à zéro, et le culte du cinéaste dans la
timeline de la grande histoire. Et si la sortie de ce coffret était la preuve que cette époque vient de réaliser qu’elle a plus besoin que jamais de ces films-là ? Peut- être qu’après s’être arrêté si soudainement il y a sept ans, le destin de Satoshi Kon recommence ici et maintenant.