Première

PREMIÈRE STORY

Road-movie sympa emmené par Agnès Varda et le street artist JR, Visages Villages est piraté par un Jean-Luc Godard plus féroce que jamais lors d’un climax hallucinan­t. Amour vache, Nouvelle Vague et lac Léman : les intéressés racontent. Avec des spoilers,

- u PAR FRÉDÉRIC FOUBERT Lunettes noires et bande à part

JR vs JLG

Al’origine, tout devait bien se passer. Rosalie Varda, productric­e, fille de, a l’idée d’organiser une rencontre entre sa mère, Agnès Varda, figure légendaire de la Nouvelle Vague, et JR, superstar mondiale du street art, persuadée qu’ils ont des choses à se dire. Ils ont tellement de choses à se dire, en fait, qu’ils en font un film, Visages Villages, une balade sur les routes de France où ils partent à la rencontre d’anonymes pour leur tirer le portrait, puis afficher leurs immenses photos noir et blanc sur les façades des maisons de l’Hexagone. Une rencontre assez logique, finalement, entre la réalisatri­ce de Mur

Murs et l’homme qui a tapissé de visages hilares le mur de séparation Israël/ Palestine. Le résultat est un road-movie ensoleillé où la France profonde est réenchanté­e par le regard bienveilla­nt des deux amis. Graphiquem­ent, leurs silhouette­s se complètent à merveille : la petite dame faussement acariâtre et le hipster longiligne à chapeau. Un adorable tandem à la Laurel et Hardy, porté par la guitare acoustique de Matthieu Chedid. Mais il y a un twist. Un autre film dans le film, plus coriace et inattendu. Un portrait en creux de JeanLuc Godard par Agnès Varda. JLG ? L’invité surprise, celui que l’on n’attendait pas. On sait pourtant que son ombre plane partout, surtout depuis qu’il ne sort plus de son fief suisse de Rolle, sur les bords du lac Léman. C’est comme Bob Dylan : il fait l’ermite et n’adresse plus la parole au commun des mortels, et n’a du coup jamais paru aussi présent. Michel Hazanavici­us en fait un film (le bio-pastiche Le Redoutable, en salles le 13 septembre), l’Academy of Motion Pictures Art and Science lui décerne un Oscar d’honneur (qu’il ne va bien sûr pas chercher), et même Google Street View le capture par hasard en train de déambuler dans les rues de sa planque helvète (véridique). Agnès Varda, elle, commence par le convoquer au début de Visages

Villages via la fixette qu’elle fait sur les lunettes noires de JR, que celui-ci n’enlève jamais en public, exactement comme Godard se planquait derrière les siennes dans les années 60. « J’avais réussi à les lui faire

« T’ES UNE PEAU DE CHIEN QUAND MÊME ! » AGNÈS VARDA À PROPOS DE JEAN-LUC GODARD

enlever dix secondes dans Les Fiancées du pont Mac

Donald, une petite comédie que j’avais écrite pour lui et Anna Karina », nous raconte-elle. « Je trouvais que ça n’était pas très gentil de sa part de ne jamais enlever ses lunettes. Il a de très beaux yeux en plus, des yeux qui tombent à la Buster Keaton. » Mais bon franchemen­t, à part ça, quel rapport entre JR et Godard ? Entre le photograph­e souriant et rassembleu­r et l’imprécateu­r tyrannique ? Le film peine à établir de vrais parallèles. N’empêche, Godard est là, dans l’air, au détour d’une phrase, d’un plan, comme en embuscade. À un moment, sans logique apparente, JR et Agnès foncent au Louvre pour rejouer (en chaise roulante !) la fameuse scène de Bande à part où Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur traversent le Louvre à toute allure.

Rolle ne répond plus

Et tout à coup, surprise... Alors qu’il ne reste plus que dix minutes de film, Agnès et JR montent dans un TGV, direction la Suisse. Ils ont rendez-vous chez Jean-Luc ! Le suspense grimpe le temps d’un petit-déjeuner fébrile dans un bar-tabac de Rolle, où Varda s’impatiente de retrouver son vieil ami, tandis que JR se réjouit de serrer la main d’une légende vivante. Puis ils se dirigent vers la petite maison du maître. Tiens, les volets sont fermés... Bizarre. Ils frappent, appuient sur la sonnette. Une, deux, trois fois. Personne. Soudain, ils remarquent un mot écrit sur la véranda. Varda le lit et... commence à sangloter. À pester contre JLG (« T’es une peau de chien quand même ! »). Son vieux copain, manifestem­ent, ne lui a donné rendez-vous que pour lui poser un lapin et la faire pleurer. Les retrouvail­les surprises sont en train de tourner au vinaigre. On se tortille sur notre siège, halluciné. JR a l’air aussi embarrassé que nous. Godard a, en fait, griffonné le nom du restaurant où il retrouvait régulièrem­ent Agnès Varda et Jacques Demy dans les années 50. Elle raconte : « À ce moment-là du film, la réalité me submerge. Jean-Luc me renvoie la mort de Jacques au visage. Ça me peine, ça me désarçonne, et en même temps, quand j’ai monté la séquence, j’ai compris que c’était du cinéma. C’est plus fort que tout ce qu’on aurait pu prévoir. » C’est vrai que cette scène est folle. Impression­nante de cruauté. Presque trop méchante pour être vraie. Mais impossible, en revanche, de faire dire du mal de Godard à Agnès Varda en interview. JR intervient : « Ce que j’adore avec eux, c’est qu’ils sont en contact cinématogr­aphique. Ils ne se sont pas vus depuis des années, mais ils se parlent par films interposés. Là, d’une certaine manière, Godard nous a aidés à finir notre film. Ce moment, en effet, c’est du cinéma. Peut-être qu’ils ne se recroisero­nt plus jamais de leur vie et que le dernier moment qu’ils auront partagé, c’était ce message à travers une vitre. Je trouve ça tellement fort poétiqueme­nt. C’est tellement plus fort qu’une vraie rencontre. Que de se dire bonjour en se faisant la bise. Ils ne font pas juste du cinéma, ils vivent le cinéma. » On réalise en l’écoutant parler que Varda et Godard sont les derniers des Mohicans, les deux seuls réalisateu­rs survivants de l’épopée Nouvelle Vague. Il ne reste plus qu’eux. Derrière le docu oecuméniqu­e et feel-good se cachait en fait un requiem. Depuis, Varda et JR ont envoyé Visages Villages à Godard. Aux dernières nouvelles, il n’a pas répondu. u

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 ??  ?? Agnès Varda et JeanLuc Godard en 1961, sur le tournage de Cléo de 5 à 7.
Agnès Varda et JeanLuc Godard en 1961, sur le tournage de Cléo de 5 à 7.
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Agnès Varda et JR dans leur petit camion aménagé en cabine photograph­ique.

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