Première

120 BATTEMENTS PAR MINUTE

Années 90, chronique semi-autobiogra­phique des luttes et engagement­s d'Act Up Paris au pic de l’épidémie de sida, le Grand Prix cannois oscille entre montées folles et plus dure sera la chute.

- GUILLAUME BONNET

L’unanimisme prend toujours des airs de triomphe, c’est son défaut. Sa faculté à fédérer et à enivrer sur la base de l’entraîneme­nt, de l’unisson et de la conviction partagée fonctionne en trompe-l’oeil, sur le modèle du mouvement de foule qui emporte tout sur son passage, au risque d’écraser toute nuance. À Cannes en mai dernier, le film consensus, la fameuse « Palme du coeur », c’était lui, le troisième long métrage d’un des plus grands « perdants » que le cinéma français ait connus, Robin Campillo. L’heure de la revanche avait sonné, celle de la reconnaiss­ance tardive mais tellement méritée. Alors l’ovation dura, grand standing. Les larmes coulèrent sur les joues d’un public transporté, avec juste ce qu’il fallait de dignité. Sur la qualité du film, tout le monde était d’accord. Mais la « Palme du coeur », vraiment ? C’était oublier que le coeur de ce beau film ne bat pas à vitesse normale. Cent vingt pulsations par minute, c’est beaucoup. Et même trop. Un signe d’excitation et d’adrénaline, mais aussi d’angoisse, voire de dérèglemen­t, une fois qu’il est trop tard. Rien de bien triomphant là-dedans.

120 Battements par minute n’est pas un film de victoire mais un film de défaite. Il chronique l’engagement désespéré de jeunes Français séropositi­fs dans les années 90, un engagement condamné d’avance à s’éteindre dans un silence de cendres. S’éteindre, c’est le destin de toutes les flammes de jeunesse, certes. Mais pas en quelques mois à peine, et pas en pesant trente-cinq kilos au moment de la crémation. Pourtant, Campillo l’a dit et répété : il n’a pas envisagé ce film comme un requiem ou un hommage aux morts, en tout cas pas seulement, puisque certains de ses camarades ont survécu. Il l’a envisagé comme un retour sur lui-même et sur sa propre expérience, cet instant où les gens autour de lui brûlaient fort, parce qu’ils savaient qu’ils ne brûleraien­t pas longtemps.

GRAND ÉCART IMPOSSIBLE. Le film tente un grand écart presque impossible entre romanesque et documentat­ion, entre reconstitu­tion et rêverie, entre naturalism­e choc et embrasemen­ts de stylisatio­n. Il y a des scènes d’AG houleuses rythmées par des claquement­s de doigts, des happenings coups de poing filmés comme des séquences de braquage, des die-in (foules allongées à même le sol, pour créer une image de mort massive) proches du cinéma fantastiqu­e et des scènes de boîte de nuit où la jeunesse s’électrise, bien décidée à ne pas se coucher de sitôt. Il y a aussi une histoire d’amour et un virage très contrôlé vers le film de maladie. Dans ces dernières séquences, la main se fait plus lourde, le discours plus apparent, mais impossible à esquiver. Si Campillo pouvait rester du côté des vivants et d’une certaine incandesce­nce, sans doute préfèrerai­t-il le faire. Le film serait plus simple à réussir. Mais presque par décence, il lui faut accepter la maigreur, l’hôpital, les lits médicalisé­s, les infections de la peau. Il lui faut risquer les larmes faciles, pour réussir celles qui le sont beaucoup moins.

ICI ET MAINTENANT. Alors il a cette idée superbe de faire discrèteme­nt intervenir la mère d’un des personnage­s principaux. Cette maman dont il a une photo accrochée au-dessus de son lit (« Qui est cette femme ? » lui demande son amant le premier soir) mais qu’aucun membre de la « famille » Act Up ne connaît, parce que cette famille-là est coupée de la vie normale et de l’intimité, qu’elle remplace par la vie militante et le groupe, la sphère privée de chaque membre restant pour le collectif un véritable angle mort. Ces gars-là ne se battaient pas les uns pour les autres. Ils ne se battaient pas pour des idéaux. Ils ne se battaient pas pour gagner. Ils se battaient ici et maintenant pour oublier le reste et sentir leur coeur cogner dans leur poitrine. Vite. Trop vite. Au moins deux fois trop. Quand on pousse dans le rouge et que le sang gonfle les veines.

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Aloïse Sauvage, Arnaud Valois et Adèle Haenel.

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