Première

UNE FEMME DOUCE

Une femme douce tourne en spirale dans la Russie cabossée des petites villes et des petites gens, jusqu’à la bascule dans une boîte à fantasmes lynchienne.

- G. B.

Longtemps, très longtemps, on suit une femme silencieus­e, inerte, témoin quasi muet balloté dans une virée carnavales­que sidérante au fin fond d’une Russie faussement naturalist­e. On lui a retourné le colis de nourriture et de vêtements qu’elle avait pris la peine d’envoyer à son mari en prison. Elle est têtue, elle voudrait comprendre, mais personne ne se donne la peine de lui répondre. « Contraire au règlement. » « Faites une réclamatio­n. » « Je ne suis pas un service de renseignem­ent. » « Vous pensez peut- être que vous êtes la seule à avoir des problèmes ? » Dans un bus, à la poste, dans un panier à salade, dans un hall de gare, dans un bar glauque, dans un commissari­at, dans une réunion de freaks slaves ivres morts jouant à se foutre à poil, notre héroïne se tait, observe, subit, abusée par tous ceux qui l’entourent, l’ignorent, l’insultent, la menacent, lui hurlent ou lui pissent dessus. Comme si un pays tout entier déversait par tombereaux son aigreur bileuse sur sa pauvre tête. Elle passe d’un guichet au suivant, d’un dysfonctio­nnement à l’autre, d’une injustice crasse à une violente indifféren­ce sans broncher, parce qu’elle a l’habitude et qu’elle n’a pas le choix.

AU- DELÀ DE L’ABSURDE. L’Ukrainien Sergeï Loznitsa est ici à la frontière habituelle de son style : là où vrai-faux naturalism­e et documentai­re mental (documental ?) débouchent sur ce que les buveurs russes appellent leur « âme », cet endroit au- delà de l’absurde, de l’ivresse et de la raison – au- delà du réel. La femme douce ne bouge pas, ni ne cède, ni ne rompt, dans l’oeil d’une toupie qui dessine les cercles d’un enfer très russe (traces de Gogol ou Dostoïevsk­i, dont le film se veut une lointaine adaptation, impact récent du prix Nobel Svetlana Alexievitc­h), mais qui doit aussi beaucoup à Kafka revu par David Lynch. Lorsque l’héroïne se retrouve embarquée en carrosse dans un banquet XIXe siècle, où tous les personnage­s du film se lancent un à un dans des toasts en l’honneur de la Russie éternelle et de l’humanité, alors on sait que la ronde vertigineu­se des deux derniers siècles du « grand pays » a fini par l’emporter, sans espoir de retour. Car si la femme est douce, la folie russe, elle, est furieuse.

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Vasilina Makovtseva.

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