MASTER OF NONE – SAISON 2
Surpassant les promesses de la saison 1, Aziz Ansari livre un délicieux mezze de fables immigrantes épicées et de prouesses de mise en scène « antonionesques». Attention, épisodes cultes.
Pas facile de regarder Master of
None l’estomac vide. La bouffe y tient un rôle central, sensuel. Dev, notre héros (le créateur-star d’origine indienne Aziz Ansari), passe son temps à engloutir des pâtes chez Il Bucco lorsqu’il ne parle pas de dévaliser le dernier sushi bar à la mode avec sa copine black lesbienne, Denise, et son collègue acteur, Brian, un fils d’immigré thaïlandais, fan de Springsteen. Big Arnold, son seul pote blanc, est joué par Eric Wareheim, du duo comique Tim & Eric, un énergumène à peine croyable, anormalement grand et embarrassant. Une minorité à lui seul (Eric réalise un bon tiers des épisodes). Ensemble, mais rongés par la solitude, Dev et les trentenaires trendy tentent de s’y retrouver dans le flot submergeant de la vie new-yorkaise. Tellement d’options et si peu de pouvoir décisionnaire. Quel métier s’inventer ? Quelle fille « swiper » ? Quel restaurant réserver ? La première saison de
Master of None, une sorte de Seinfeld multiethnique posé sur les épaules chétives et romantiques d’Ansari, réussissait merveilleusement la bascule de point de vue, le regard biaisé et absurde sur la culture WASP. Elle s’achevait sur une rupture sentimentale pour Dev, et son départ soudain pour l’Italie, où il apprendrait à faire la pasta...
CONSCIENCE FILMIQUE. Comme Louis C.K., Ansari et son cocréateur Alan Yang cultivent à l’image une vraie méfiance à l’égard du formatage télé, et une légère obsession pour le cinéma européen des années 50- 60. Master of None, comme
Louie, enregistre en direct l’éveil d’une conscience filmique, d’une boulimie Nouvelle Vague et néo-romantique presque
too much. Ça pourrait saouler, et même brouiller le message, mais entre leurs mains d’Américains curieux, ça reste continuellement charmant. C’est donc à Modène, dans la région la plus gastronomique d’Italie, et en noir et blanc, que l’on retrouve Dev au début de la saison 2, pour un épisode folklorique inspiré du Voleur de
bicyclette de De Sica ; Dev se fait voler son portable et écume les places avec un petit garçon potelé... Parenthèse enchantée avant le retour attendu à New York ? Faux. L’épisode 2 accueille Big Arnold pour un
road-trip impromptu dans la campagne napolitaine, hommage sans doute involontaire (quoique ?) à cette autre série gastrono(co)mique de haute volée, The Trip. On ne le sait pas encore à ce stade, mais le principe de Master of None 2.0 vient de s’établir : prendre la tangente. Flipping the script, comme ils disent. Au-delà du fil rouge dramatique (la valse amoureuse entre Dev et la sublime Francesca, tout droit sortie d’un Pietrangelli de 1966), faire de chaque épisode un « Master of None presents » , un cadeau stupéfiant. Une petite chose délicate qui vous prend par surprise.
EXPÉRIENCES TINDER. Il y a l’épisode des dating apps, qui réunit en un seul rendez-vous (magie du montage) un catalogue d’expériences Tinder plus ou moins nulles.
Le Dîner, un rencard avec Francesca au post-scriptum mélancolique : un long plan fixe d’Ansari seul à l’arrière d’un Uber, rentrant chez lui en temps réel. Et, bien sûr, New
York, I Love You, exercice périlleux de passages de témoin et de rimes new-yorkaises poétiques qui braque les projecteurs sur trois anonymes de la rue : un taxi, un portier et une employée de supérette. Trois histoires où les Blancs font de la figuration, trois splendides vignettes Big Apple, dont un segment en langage des signes à hurler de rire. Le « bottle episode » (épisode à budget
réduit) par excellence (l’anthologie à l’intérieur de l’anthologie !), privé du cast habituel et pourtant hyper représentatif de la série, de son goût de la surprise et du contre-champ. Toujours un peu à droite de l’objectif, du côté de ceux qu’on ne voit jamais. Leur donner la vedette, les rendre inoubliables. Flipping the script. B.R.