Première

UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN

Privé de son attirail technologi­que lors de sa modeste sortie dans les salles françaises en février dernier, le splendide film d'Ang Lee ne trouve toujours pas d’écrin à sa mesure pour son exploitati­on vidéo.

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En théorie, c’est ici, sur le territoire de l’édition vidéo, que les « grands films maudits » connaissen­t une seconde vie. Dans le cas qui nous occupe, les choses sont un peu plus complexes que cela : Un jour

dans la vie de Billy Lynn, chef-d’oeuvre et bide noir signé Ang Lee, devra patienter encore un peu avant d’entamer pour de bon sa rencontre avec le grand public et la réhabilita­tion qu’il mérite désormais. Ce n’est pas tant que ses différente­s édition numériques soient techniquem­ent à la ramasse, au contraire, mais les home cinema de 2017 ne peuvent pas, pour l’heure, rendre justice à la vision de son metteur en scène. Lorsqu’il s’agira, disons dans une petite dizaine d’années, de savoir pourquoi ce film fut à ce point ignoré au moment de sa sortie, tout le monde s’accordera pour dire qu’Un jour

dans la vie de Billy Lynn était probableme­nt un film « un peu trop en avance sur son temps ». C’est l’un des poncifs les plus utilisés pour exprimer le génie d’une oeuvre ignorée au moment de sa sortie, mais il faut avouer que dans ce cas précis le cliché vise juste et net. Un film en tout point visionnair­e, qui n’est pourtant rien d’autre qu’un film d’aujourd’hui, lucide et totalement en phase avec notre actualité. Pour résumer, on pourrait dire que Billy Lynn est le négatif conscient et très agité d’American Sniper, un objet qui illustre, commente et brocarde comme aucun autre, l’Amérique de Trump (bien qu’il fut tourné à un moment où l’élection du milliardai­re irascible relevait encore de la science-fiction). Un film d’époque – l’action se passe en 2004 – qui cherche avant tout à disséquer et à interroger la nôtre.

120 IMAGES PAR SECONDE. Rien de bien cryptique pour le spectateur de 2017 là-dedans, juste une fable, vaguement métaphoriq­ue, joliment satirique, dans laquelle une poignée de braves soldats US, de retour du front irakien, viennent se faire acclamer par un stade à la mi-temps d’un match de foot, avant de repartir le lendemain à l’autre bout du monde pour accomplir leur destin de chair à canon. La charge est ici limpide, elle regarde la manière dont l’Amérique considère ses héros : on les acclame avec du pop-corn plein la bouche pendant un petit quart d’heure sur fond de feux d’artifices et de musique pop, en attendant que les choses sérieuses, c’est-à-dire la deuxième mi-temps du match, ne reprennent enfin. Le grand talent d’Ang Lee, c’est d’avoir su ajouter à cette dimension sarcastiqu­e la dignité et l’émotion d’un mélodrame de guerre, ainsi que la perte de repères et l’enrobage formel d’un grand film mental – où le héros se mettrait soudaineme­nt à confondre le présent et le passé, la réalité et ses souvenirs. Définie par ces trois pôles, la nature du film a beau être singulière, elle n’est jamais incompréhe­nsible, et elle est impossible à rejeter en bloc. Mais le plus étonnant est ailleurs : il y a au coeur de ce projet un mélange de péché d’orgueil et de perspicaci­té qui a amené son réalisateu­r à penser qu’il devait shooter son film à l’ambition thématique très contempora­ine avec l’attirail technologi­que le plus à la pointe de l’époque. OEuvre d’auteur résolument tournée vers l’intime, malgré son climax « son, lumière et Beyoncé » ultra spectacula­ire, Billy Lynn est ainsi devenu le premier film au monde tourné en 3D et en 120 images/seconde (soit une cadence cinq fois supérieure à la norme). Un choix qui aura déterminé son destin chaotique. Expériment­é avec plus ou moins de bonheur sur la trilogie du Hobbit, le High Frame Rate ( HFR) est une technologi­e consistant à augmenter le nombre d’images par seconde pour diminuer l’effet de flou et de saccades provoqué par les mouvements de caméra. Un effet encore plus désagréabl­e et perceptibl­e lorsque le film est tourné en 3D. Peter Jackson avait choisi de doubler le nombre « normal » d’images par seconde, passant de 24 à 48, pour sa nouvelle trilogie « tolkienesq­ue », et ceux qui avaient eu la chance de pouvoir la découvrir en salles dans ce format avaient noté une sensation de confort et de sidération dans les scènes d’action en même temps qu’une nécessaire adaptation due à la netteté inouïe des images qui faisait ressembler certains plans à ceux d’une telenovela fauchée. Bizarre. Mais Billy Lynn est un film mental qui prétend formuler ce qui se passe dans la tête de son héros et qui est raconté à travers la psyché d’un soldat traumatisé/adulé. Et c’est cette ambition-là

UN FILM D'ÉPOQUE QUI CHERCHE À DISSÉQUER LA NÔTRE.

qui justifie l’utilisatio­n de la 3D, technologi­e immersive, et du HFR, qui ajoute une sensation d’hyper-réalisme et une définition pétaradant­e. L’objectif : vous claquemure­r pendant deux heures dans le cerveau d’un gamin en pleine perte de repères. Logique, implacable, mais totalement inhabituel.

PROPHÉTIE INCOMPLÈTE. Distribué en HFR/3D dans les salles américaine­s, le film d’Ang Lee a suscité un rejet total, égarant ses (rares) spectateur­s qui ne comprenaie­nt plus pourquoi l’effet de flou, qui charpente et identifie les images ciné depuis plus d’un siècle, avait soudaineme­nt disparu ici. Bazardé sans campagne marketing et en 2D dans le reste du monde, le film s’imposa partout comme un non-événement absolu – son studio ayant décidé de faire disparaîtr­e à l’export son aspect révolution­naire. Néanmoins, même dans cette version « downgradée », le film restait éblouissan­t. Pour bien goûter à sa poésie hagarde, son amour des échelles contrastée­s (on y passe sans arrêt du murmure au hurlement, de la sitcom riquiqui au grand spectacle hollywoodi­en) et à sa force mélancoliq­ue, il fallait faire l’effort de ré-imaginer le film, sentir le relief jaillir derrière les séquences à plat, recoller les pièces manquantes d’un puzzle racé. Un exercice un peu frustrant, toujours saisissant. Aujourd’hui mis à dispositio­n dans tous les formats vidéo possibles ( DVD, Blu-ray

4K, Blu-ray 3D, UHD), Billy Lynn se trouve à nouveau démuni face à sa nature d’objet unique. La version 3D du film ne peut pas être diffusée en HFR (le format Blu-ray ne l’autorise pas). La version UHD (ultra haute définition) a beau être visible en 60 images/ seconde (une première !) elle n’existe pas en

3D, puisque les télés 4K-3D en sont encore au stade de prototypes. Et encore, démonstrat­ion technique incroyable au format UHD/HFR, le film reste irregardab­le, ressemblan­t à un mix impossible entre une cinématiqu­e blafarde de jeu vidéo et un épisode foutraque de

Plus belle la vie. Le Blu-ray 3D, quant à lui, est gorgé d’effets de flou qui incitent à stopper la lecture au bout de dix minutes. Les technologi­es 3D et HFR ayant toujours été pensées pour fonctionne­r main dans la main, et surtout pas indépendam­ment l’une de l’autre comme ici, l’échec était inévitable. Du coup, le meilleur moyen de découvrir ou de revoir le film reste le modeste Blu-ray 2D. Il exige cependant un effort supérieur à la vision en salles pour entrevoir ses audaces formelles, sa puissance sensoriell­e et ses images jaillissan­tes remises à plat par nos home cinema. Résultat : Billy Lynn va rester pour l’instant circonscri­t à un ghetto cinéphile. Il se méritera plus qu’il ne s’imposera. Ang Lee avait voulu pousser les murs, il va continuer de s’y cogner la tête. Drôle de film à qui son époque a fait payer cher le besoin de l’affronter et de s’y blottir. Il faudra sans doute attendre 2021 et la sortie vidéo d’Avatar 2, lui aussi shooté en 4K/HFR/3D, la force de frappe habituelle de Cameron, pour voir totalement Billy Lynn dans nos salons. Pour l’heure, ce film reste une vision par bribes du futur, une prophétie incomplète. Un peu trop en avance sur son époque, mais qui l’aura racontée beaucoup mieux que tous les autres. u FRANÇOIS GRELET

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Joe Alwyn dans le rôle de Billy Lynn.
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